https://www.atlantico.fr/decryptage/3565100/-la-tragedie-de-l-euro-ou-l-incroyable-bulle-cognitive-dans-laquelle-l-europe-s-est-enfermee--interview-exclusive-de-ashoka-mody-auteur-du-livre-economique-de-l-annee-2018-aux-etats-unis?fbclid=IwAR1aCA_MWwYiCcb4KHogipnXaHKcC2FZnYCPo2KZxs0UWfNS0_ARLfgyb8E
Em francês:
n exclusivité pour la France, Ashoka Mody répond aux questions d’Atlantico sur son livre EuroTragedy : un drame en 9 actes, livre de l’année 2019 aux Etats-Unis. Cette histoire de l’euro que nous refusons de voir.
Publié en juin 2018 aux Etats-Unis, “EuroTragedy : un drame en 9 actes” (disponible uniquement en anglais) vient d’être consacré Livre économique de l’année 2019 par l’association des éditeurs américains. En moins de 500 pages, Mody nous raconte notre histoire, celle de l’euro, et de l’aveuglement de nos dirigeants portés par une ambition politique dénuée de tout sens économique. Ashoka Mody n’est pas un économiste hétérodoxe, ancien du FMI et de la Banque Mondiale, proche du Prix Nobel George Akerlof -époux de Janet Yellen, ancienne présidente de la FED- Mody fait intervenir dans son livre une énorme quantifié de références, une succession d’avertissements provenant des plus éminents économistes de la planète, dont de nombreux Prix Nobel. Des avertissements qui n’ont jamais été pris en compte, rejetés par les certitudes franco-allemandes. Alors que l’Europe et l’euro se présentent au monde comme l’émanation de la “raison”, Mody détricote les règles qui en sont l’architecture, en démontrant comment cette pensée “super-orthodoxe” qui s’est greffée sur une construction déjà imparfaite, a produit de considérables dégâts sur les pays de la zone euro. Du mandat exclusif de stabilité des prix de la BCE, aux règles budgétaires -les fameux 3%- en passant par les “réformes structurelles”, Mody nous raconte comment les européens ont bâti un monde parallèle, une “bulle cognitive” basée sur des règles dépourvues de toute raison économique. La capacité de déni des européens devient alors la ligne rouge de ce livre. Pourtant, à aucun moment, Mody ne recommande d’en finir avec l’euro. Il ne fait que constater, décrire, raconter, l’histoire intégrale de cette folie économique qui domine la question européenne, ou comment, comme il l’indique dans notre interview, l’euro a inversé les immenses bienfaits issus des origines des premiers pas de la construction européenne. EuroTragedy n’est pas encore traduit en Français, et comme Ashoka Mody nous l’a indiqué “J’ai voyagé dans toute l’Europe pour le livre, mais en France, personne ne semble vouloir écouter”.
Atlantico : Vous écrivez à propos de l’euro : “l’intention initiale – poursuivie par trois présidents français pendant un quart de siècle, a été d’utiliser l’union monétaire pour contrôler le pouvoir allemand. Le contraire est arrivé.” Pouvez-vous résumer cette histoire ?
Ashoka Mody : L’histoire commence en 1969 avec Georges Pompidou. Quelques mois auparavant, Charles de Gaulle avait refusé de dévaluer le Franc à un moment où il apparaissait pourtant clairement que cela était nécessaire. La dévaluation était devenue le stigmate de l’humiliation française. Ce choix fait par Charles de Gaulle a été soutenu par une majorité de Français parce qu’ils y voyaient une restauration de l’honneur du pays face à l’Allemagne. Mais objectivement, cela n’était pas tenable et la première action de Georges Pompidou, une fois élu, a été de dévaluer le Franc. Il a ensuite rapidement choisi de tenir cette réunion à la Haye ou il a proposé l’union monétaire. Les biographes de Georges Pompidou indiquent que l’union monétaire est alors devenue une priorité pour lui. Il a également été beaucoup influencé par Valéry Giscard d’Estaing qui était imprégné de cette idée – connue dans la littérature économique européenne comme “ancrage externe” – qu’il est nécessaire d’avoir une contrainte extérieure. Je ne crois pas que Giscard et Pompidou étaient sur la même ligne sur cette question, mais ils étaient en accord en ce qui concerne l’objectif d’une union monétaire.
Dès le départ, les Allemands étaient réticents à l’idée de dire “non” aux Français, pour des raisons historiques que nous pouvons tous comprendre. La position allemande était alors de dire qu’il s’agissait d’une bonne idée, mais que cela était prématuré. Plus de préparation, plus de convergence, plus d’unité politique étaient alors considérées comme nécessaires. A ce moment, les objectifs paraissaient inatteignables, et il apparaissait que ce projet d’union monétaire allait mourir de lui-même. Puis, Helmut Schmidt et Valéry Giscard d’Estaing ont essayé de faire revivre l’union monétaire, le président français ayant indiqué dans ses mémoires qu’il s’agissait de son idée. Et ceci toujours pour la même raison : à chaque fois que les Français se trouvaient dans une situation de devoir dévaluer, ils développaient un complexe d’infériorité. Pourtant, il est totalement erroné de considérer une dévaluation comme un déshonneur national, cela relève de la psychologie. Si Pompidou puis Giscard croyaient en cette idée de monnaie unique, l’histoire et l’expérience démontraient déjà que toutes formes de taux de change fixes étaient une mauvaise idée. Le Serpent monétaire européen a été rapidement obsolète, le mécanisme européen de taux de change européen (ERM) a explosé. Malgré cela, le projet est resté ancré dans la psyché européenne, et était toujours considéré comme une bonne idée.
Puis, ce fut au tour de François Mitterrand de soutenir l’union monétaire dans une vision explicitement tournée vers une volonté d’équilibrer le statut économique français avec celui de l’Allemagne. C’est une idée curieuse de penser que des taux de change permettent d’équilibrer le statut économique des pays. Il est possible d’en conclure que François Mitterrand, tout comme ses principaux conseillers – comme Jacques Delors- ne comprenaient pas l’économie. Penser que la situation d’un pays va s’améliorer par la vertu d’y ajouter une monnaie unique est absurde, et cette idée reposait sur des extrapolations économiques non garanties.
Le référendum français de septembre 1992 a été particulièrement important dans ce processus pour plusieurs raisons. La première est de comprendre que sociologiquement et économiquement, les personnes qui ont voté NON correspondent aux Gilets jaunes d’aujourd’hui. Ce moment a donc révélé qu’il existait déjà une profonde fracture en France, même si celle-ci ne s’est pas toujours reflétée dans les élections. Les politiques français ont pensé trouver dans l’euro une solution à leurs problèmes économiques, alors qu’il s’agissait avant tout de problèmes domestiques : manque de croissance, inégalités, fragmentation sociale. Mais l’idée selon laquelle l’euro allait résoudre ces problèmes n’a rien en commun, ni avec la théorie, ni avec la pratique économique. Le deuxième message de ce référendum, est que ceux qui ont voté NON avaient peur de voir l’Allemagne devenir le pays dominant de l’Union monétaire. Et la logique de ce raisonnement est facile à comprendre : puisque l’Allemagne est le pays le plus puissant sur le plan économique, l’Allemagne aura l’influence la plus forte sur la zone euro. Ce qui est remarquable, et je crois beaucoup à la sagesse des peuples, c’est que dès septembre 1992, les Français ont articulé cette vision que l’Allemagne deviendrait le pays dominant. Helmut Kohl a fait partie de cette machine publicitaire qui a essayé de faire croire que cela n’arriverait pas, et le fait que cela puisse devenir une réelle possibilité a toujours été écarté.
Ainsi, et alors que les politiques français avaient pour objectif de lutter contre une supériorité économique allemande, et malgré la clairvoyance des Français qui s’inquiétaient que cette domination puisse réapparaître sous une différente forme, l’euro a produit l’inverse du résultat recherché. Et en certains aspects, cette domination est apparue sous une forme encore plus désagréable, parce que maintenant, les allemands ne seraient plus seulement économiquement supérieurs, ils auront en plus la possibilité d’imposer des réformes économiques allemandes à l’Europe et à la France. Cela est exactement ce qu’il s’est passé au cours de ces 20 dernières années, avec des ministres des finances allemands qui ont, implicitement ou explicitement, essayé de dire à la France quelles étaient les politiques économiques qu’ils devaient mettre en œuvre. Une union monétaire ne change pas les équilibres de pouvoir entre nations, ces équilibres réapparaissent sous une autre forme.
“Réformes structurelles”, “stabilité des prix”, “mettre de l’ordre dans ses affaires budgétaires”. Vous décrivez une situation que vous nommez “bulle cognitive” qui ferait désormais partie de la culture et de l’identité européenne, mais qui se serait construite sur une folie économique. A quel point cette folie économique est-elle éloignée de la réalité ?
Le point crucial, c’est que François Mitterrand et Jacques Delors ont souhaité l’euro, ce que Helmut Kohl a accepté. Mais en des termes allemands. Jacques Delors avait pourtant réalisé, à la fin des négociations relatives au traité de Maastricht, que l’euro qui se profilait divergeait de l’euro qu’il avait imaginé. Il a utilisé le terme de “super-orthodoxie” pour qualifier ce que serait le cadre politico-économique de la monnaie unique. Mais il était allé si loin dans ce projet – dont il rêvait – que lorsqu’il a réalisé que cela serait un euro qui provoquerait des problèmes économiques et politiques, il n’a pas été capable de se retirer. Les deux points sur lesquels l’Allemagne a insisté ont été les règles budgétaires et le mandat de stabilité des prix de la Banque centrale européenne.
Quelles sont les principales erreurs de conception de la monnaie unique qui forment cette “bulle cognitive” ?
La principale erreur est en réalité très basique. Il n’y vraiment aucun mystère ici, et de nombreux auteurs avaient averti de cette situation dès 1969. Une politique monétaire appliquée à plusieurs pays provoquera toujours une situation qui ne correspond aux intérêts d’aucun pays. La politique monétaire sera trop restrictive pour les pays les plus fragiles et elle sera trop souple pour les pays les plus forts. C’est une évidence inhérente à la monnaie unique. Pour faire face à cela, il pourrait y avoir des mécanismes de compensation. La version initiale était qu’il fallait parvenir à une importante mobilité des travailleurs, et à une union fiscale. Il y a eu un long débat dans les années 70 sur la taille que devrait avoir une telle union fiscale, et la conclusion était qu’il fallait mettre en place un budget correspondant au moins à 5 – 7% du PIB. Ce qui signifie que chaque pays devrait contribuer à hauteur de 5-7% de son PIB à une union fiscale qui serait utilisée dans les périodes de récession ou de crise. Mais dès le début des négociations, il a été parfaitement clair que les allemands – ils l’ont toujours dit – ne participeraient pas au sauvetage des autres pays.
Dans son discours au Bundestag en avril 1998, Helmut Kohl a dit à deux reprises que l’Allemagne ne paierait pas les factures des autres pays. Depuis les années 70 jusqu’à aujourd’hui, il y a une vision allemande constante et uniforme dans tout le spectre politique, mais également dans la population et dans le monde économique allemand : l’Allemagne ne paiera pas les factures des autres pays. Et cela est le principal défaut. Parce qu’une union fiscale n’est pas possible sans une union politique.
Pourtant, les Allemands disent vouloir une union politique, mais cela signifierait que le parlement européen serait supérieur au Bundestag. Et toute autre chose que cela n’est pas une union politique. Dans une union politique, le Bundestag aurait la même relation au parlement européen qu’un Lander avec le Bundestag aujourd’hui. Alors il s’agirait d’une union politique. Quand Helmut Kohl dit vouloir une union politique tout en disant que l’Allemagne ne paiera pas les factures des autres pays, c’est un oxymore. La contradiction se joue à deux niveaux. Au niveau économique, ou une union monétaire nécessite une union fiscale, mais aussi au niveau politique. Cette duplicité dans le langage est devenue endémique à la construction de l’euro, elle est devenue partie intégrante de la culture de l’euro.
Vous avez construit votre livre sur une base chronologique prenant en compte l’ensemble des avertissements déployés, depuis les origines, en provenance d’économistes de renom et de certains Prix Nobel d’économie. Comment expliquez-vous que ces avertissements aient été ignoré par les dirigeants européens ?
Parfois, nous créons une fiction qui devient une réalité dans nos esprits et qui devient une motivation qui nous fait avancer. Je rends Helmut Kohl responsable de cette situation. Il est à l’origine de l’idée que […]
Suite à lire sur : Atlantico, Ashoka Mody, 02-02-2019
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