Vladimir Kvint et le concept de stratégie économique, par Jacques Sapir
Vladimir Kvint a publié un ouvrage important sur la théorie et la pratique de l’action stratégique dans le marché globalisé[1]. Kvint est un économiste mais aussi un stratège, qui a fait une brillante carrière dans trois pays, en Union soviétique tout d’abord, où il fut élu membre de l’Académie des Sciences en 1982, aux Etats-Unis ensuite, puis en Russie où il enseigne à l’Ecole d’Economie de Moscou et ou depuis 2007, il est directeur du département de la stratégie financière de cette école dans le cadre de l’Université d’Etat Lomonossov. Il est aussi président de l’Académie internationale des marchés émergents.
Vladimir Kvint
Cet ouvrage pose donc la question de savoir comment une action stratégique peut être conçue et mise en œuvre dans l’économie du XXIème siècle. C’est une ambition considérable. Kvint a donc produit un livre important, que ce soit sur le plan théorique ou sur celui descriptif. Cet ouvrage de 520 pages est donc très riche et compte de très nombreuses références qui sont souvent d’une grande richesse. On peut le lire comme une analyse des grands problèmes que pose aujourd’hui l’existence d’un marché globalisé. Mais, on peut le lire aussi comme un essai sur l’action économique. C’est cette lecture, plus théorique, que l’on revendique ici. Non que les parties plus appliquées de l’ouvrage soient négligeables. Bien au contraire ; elles imposeraient une réflexion sur la notion de « marché globalisé », sur l’interconnexion, réalisée ou pas, entre les différentes économies, sur les dynamiques internationales que l’on peut aujourd’hui déduire de l’évolution économique internationale. Il se fait que je prépare une nouvelle édition de mon ouvrage de 2011, qui devrait paraître en décembre 2019[2]. J’y renvoie le lecteur. Mais, pour importantes que soient ces parties, elles me semblent moins fondamentales que les parties plus proprement théoriques. C’est pourquoi cette recension va donc s’y consacrer.
Un ouvrage ambitieux
L’ambition de l’ouvrage est considérable, on l’a dit. En effet Vladimir Kvint s’oppose frontalement à tous ceux qui expliquent que dans une économie globalisée les règles et les normes s’imposent et les dirigeants ne peuvent que réagir aux conséquences de ces règles et normes. Ce qui avait fait émerger le phénomène de la mondialisation et l’avait constitué en « fait social » généralisé était un double mouvement. Il y avait à la fois la combinaison, et l’intrication, des flux de marchandises et des flux financiers ET le développement d’une forme de gouvernement (ou de gouvernance) où l’économique semblait l’emporter sur le politique, les entreprises sur les Etats, les normes et les règles sur la politique. Sur ce point, nous ne pouvons que constater une reprise en mains par les Etats de ces flux, un retour victorieux du politique. Ce mouvement s’appelle le retour de la souveraineté des Etats. Or, la souveraineté est indispensable à la démocratie[3]. Nous avons des exemples d’Etats qui sont souverains mais qui ne sont pas démocratiques, mais nulle part on a vu un Etat qui était démocratique mais n’était pas souverain. Être souverain, c’est avant tout avoir la capacité de décider[4], ce que Carl Schmitt exprime aussi dans la forme « Est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle »[5]. Sur cette question de la souveraineté il ne faudra donc pas hésiter à se confronter, et pour cela à lire, à Carl Schmitt[6] si l’on veut espérer avoir une intelligence du futur. Car, la question du rapport de la décision politique aux règles et aux normes, et donc la question de la délimitation de l’espace régi par la politique et de celui régi par la technique, est bien constitutive du débat sur la souveraineté[7].
Vladimir Kvint se prononce pour une description de l’univers économique comme traversé des projets antagoniques, comme un espace de rapports de force, mais aussi des spécificités des actions et des acteurs. C’est un espace « rugueux » et non un espace lisse, comme les économistes néoclassiques le rêvent. Ces économistes enferment en réalité l’économie dans le commerce et dans l’échange. L’économie s’apparente alors à la terre et non à la mer[8].
Non qu’il n’y eut de grands stratèges naval, comme l’Amiral Mahan[9]. Mahan, aussi, écrit à destination des dirigeants. Sa stratégie prend appui sur la mer mais ne s’y réduit pas[10]. Cependant, la rugosité de l’espace économique s’apparente plus à la terre. Le spécificité des moyens, mais aussi celle des actifs, une redécouverte des années 1970, le montre[11]. Dès lors, il faut s’interroger sur le contenu critique du libéralisme de l’ouvrage. On ne peut parler de stratégie, reconnaître qu’en économie nous nous mouvons en fait dans un espace rugueux, et ne pas faire, en même temps, une critique du libéralisme[12].
Mais, une autre piste s’ouvre alors à nous. En développant l’analogie entre la stratégie économique et la stratégie militaire, on voit se déployer une réflexion théorique particulière sur la question de la stratégie. Alexandre Svechin, le grand penseur de la stratégie russe et soviétique décrit la stratégie comme un art mais aussi comme une théorie de cet art[13]. Mais, Svechin, qui considère que la stratégie est aussi l’art des dirigeants introduit une typologie importante, distinguant la tactique de l’art operationnel, et l’art opérationnel de la stratégie. La question se pose donc de savoir si une telle typologie peut s’appliquer dans l’espace économique.
Un plaidoyer pour la pensée stratégique
Dès les premières pages, l’auteur affirme donc que : « Strategy still remains surprisingly understimated, misused or misunderstood within certain powerful corporations, governments and military bodies »[14]. Cela est certain, mais pour des raisons en réalité très différentes. Le dédain dans lequel on tient l’action stratégique ou le déclin de la pensée stratégique peuvent avoir des sources extrêmement différentes suivant les segments de la société auxquels on pense. La prééminence des normes et des règles dans la pensée politique des sociétés contemporaines a été et reste l’un des facteurs majeurs de la disparition des préoccupations stratégiques chez les dirigeants. Ce point est d’ailleurs largement souligné par Carl Schmitt dans son ouvrage de 1932[15]. La thèse de Schmitt est que la démocratie parlementaire et libérale ne peut se constituer qu’au travers d’un pouvoir de la norme et de la règle, pouvoir qui relègue alors celui du décideur-stratège, qui n’est autre que le Souverain, dans le néant[16]. La fascination pour la technique enlève ainsi peu à peu toute volonté aux individus[17]. La stratégie peut aussi disparaître dans la tactique, ou plus précisément dans l’analyse des moyens immédiats[18]. Ce point est d’ailleurs abordé dans le chapitre 4 de l’ouvrage[19]. Ceci constitue un problème classique chez les militaires et constitue l’un des cas les mieux documenté de perte de ce « sens du futur » qui chez les dirigeants s’incarne dans la stratégie[20]. Un cas évident de cette perte du sens des priorités est fourni par Martin van Creveld quand il analyse l’offensive britannique sur la Somme en 1916, lors de la Première Guerre Mondiale[21].
Mais, le meilleur exemple est ici certainement le cas de la pensée militaire allemande. On est en présence d’une « incompétence systémique » allemande qui se manifeste à plusieurs niveaux, dès que l’on sort des éléments tactiques les plus étroits. De manière intéressante, ce sont les Italiens, qui furent au contact permanent des élites nazies, qui ont donné les meilleures descriptions de cette « incompétence systémique » ou « désordre structurel » de la prise de décision[22]. Le « Journal de Ciano », c’est-à-dire les notes prises par C. Ciano et publiées après-guerre, montrent d’ailleurs très bien comment un observateur, qui est pour le moins ambivalent vis-à-vis d’Hitler, observe la succession de décisions qui ne sont cohérentes que sur un espace limité et qui sont incohérentes entre elles. Cette incohérence stratégique se manifeste clairement dès 1939. L’appareil militaire allemand n’est pas prêt à une guerre contre la France et la Grande-Bretagne à cette époque. D’ailleurs, Hitler affirme – pour calmer ses généraux – que la France et la Grande-Bretagne ne se battront pas pour la Pologne. Le triste et révoltant éditorial de Marcel Déat (Mourir pour Dantzig ?) l’a certainement conforté dans son opinion. Néanmoins, et la diplomatie allemande et la diplomatie italienne attirent son attention sur le fait que la détermination franco-britannique est cette fois solide. Dans ce contexte, la recherche d’un compromis aurait donc été logique, d’autant plus que Hitler avait indiqué 1942/43 comme date de la guerre qu’il voulait. Tous les plans de réarmement allemands, air, terre et mer inclus, étaient conçus en fonction de cette date et non d’une guerre en 1939. Pourtant Hitler attaque la Pologne car il « veut » la guerre au-delà du gain qu’il attend de cette dernière. Il prend alors le risque d’une rupture avec Mussolini[23]. De manière caricaturale, une certaine historiographie occidentale a repris les thèses des généraux allemands qui, dans leurs mémoires, font porter la cause de leurs défaites soit sur la « folie » de Hitler (certes, bien réelle), soit sur l’incompétence des Italiens (pour les combats d’Afrique du Nord). Cependant, une analyse réaliste des éléments factuels montre que ces mêmes généraux sont eux-mêmes la cause de leurs défaites en dépit et même à cause de leurs succès tactiques. Ce fait a bien été établi par M. Geyer qui montre que, dès 1937/38, la pensée stratégique allemande se dissout dans la tactique[24]. Le souci de la perte du sens general de l’action dans la complexité nécessaire à la mise en œuvre de cette action est justement l’un des points sur lesquels Vladimir Kvint insiste.
Mais, le problème n’est-il pas en réalité dans ce que l’auteur définit comme étant la stratégie ? La citation suivante pose le problème : « Stategists aim for a holistic and inteconnected world perception »[25]. Le statut du stratège et de la stratégie soulève ici une interrogation. Il y a naturellement la question du débat entre l’individualisme[26] et le holisme méthodologique[27]. Ce débat est en réalité au centre de la controverse sur le rôle et sur la signification des institutions en économie[28]. Par ailleurs, l’économie aurait dû se poser la question du temps et de l’ignorance, qui est centrale au problème de la stratégie[29].
La question de la perception du monde est certainement ici centrale à la question de la détermination d’une stratégie. Un graphique du livre le montre bien[30]. Dans ce graphique, Vladimir Kvint montre comment la stratégie est à la fois le point d’union, mais aussi le pont de passage, entre le présent et le futur. C’est absolument vrai. Il faut ici remercier Kvint d’avoir fait émerger la notion des conflits de temporalité, notion qui est à la base d’une économie refusant l’Equilibre Général[31], comme l’une des notions clés de la stratégie économique.
Mais, les acteurs qui conçoivent et mettent en œuvre des stratégies, et ce quel que soit leur niveau, ne peuvent avoir du futur que la perception qui a été façonnée par le passé. Or, cette perception est en grande partie fausse. Car, si le futur n’était que la reproduction du passé, alors la stratégie ne serait pas nécessaire. Se situer du point de vue de la stratégie c’est, en un sens, prendre parti pour le subjectivisme. L’imaginaire de l’individu fait partie de ses connaissances. Ce n’est qu’au travers de ses expériences futures qu’il pourra faire le tri entre ce qui vient de son imaginaire est qui est soit faux, soit impossible, et ce qui peut lui permettre d’atteindre tout ou partie de ses objectifs.
Stratégie, stratégies
Il y a donc plusieurs types de stratégies. L’auteur en présente au moins 3[32]. Mais, ces différents types de stratégies posent le problème de la rupture avec les perceptions antérieures ou de leur amélioration progressive. Or, sur ce point, se pose le problème de la saturation de l’esprit humain par le volume des signaux à traiter[33]. La multiplication du volume des signaux, alors que les capacités de traitement, elles, n’évoluent pas au même rythme est certainement l’un des problèmes les plus ardus à résoudre lors de la préparation d’une stratégie. Plus que d’une révolution informationnelle, les systèmes modernes de collecte de l’information sont porteurs, si on n’y prend garde de ce que Martin van Creveld appelle la pathologie informationnelle[34]. Cette multiplication des signaux et ce déséquilibre entre la facilité de circulation des informations explicites par rapport aux informations tacites, va rendre le rôle de la connaissance encore plus important qu’il n’était auparavant. C’est une profonde et dangereuse erreur que de croire que nous entrons dans une société de l’information où la décision serait simplifiée du fait de la multiplicité des informations disponibles. Suivant le point de vue nous nous dirigeons soit vers une société du signal, avec comme horizon la thrombose des interprétations et les pathologies informationnelles, soit vers une société de la connaissance. Cette dernière requiert cependant qu’une priorité soit donnée aux formes structurelles qui permettent la mobilisation la plus facile des formes adéquates de la connaissance, la connaissance pertinente, la connaissance implicite, la connaissance procédurale, la connaissance réflexe et la connaissance-état d’esprit. Les notions de lignes informationnelles et communicationnelles seront au centre de l’efficacité des systèmes économiques et sociaux. L’exemple de la « réception » des informations issues du renseignement dans la Crise de Cuba de 1962 l’atteste[35]. Or, ces lignes imposent des rigidités, et ont des exigences de stabilité, qui ne sauraient être perçues tant que l’on reste à l’intérieur du paradigme de l’information. De fait, les décideurs devraient logiquement choisir d’ignorer consciemment certaines des informations afin de pouvoir continuer à prendre des décisions. C’est très exactement ce que montrent les travaux de H. Simon et de A de Groot[36]. Ces décideurs doivent alors se tourner vers des règles heuristiques non par manque d’informations (thèse type du paradigme de l’information imparfaite à la Radner et à la Stiglitz[37]), mais en raison de l’excès de ces dernières. L’exemple donné par Martin van Creveld du processus de décision de l’armée américaine au Vietnam est une illustration parfaite des travers dans lesquels on peut tomber quand on ne raisonne que sur la base d’une volonté d’accumulation de l’information[38].
Chez Keynes, si on considère que l’investisseur joue le rôle de l’entrepreneur, on peut ainsi lire: “Autrefois, lorsque les entreprises appartenaient pour la plupart à ceux qui les avaient créés ou à leurs amis et associés, l’investissement dépendait du recrutement suffisant d’individus de tempérament sanguin et d’esprit constructif qui s’embarquaient dans les affaires pour occuper leur existence sans chercher réellement à s’appuyer sur un calcul précis de profit escompté. (…) Si la nature humaine n’avait pas le goût du risque, si elle n’éprouvait aucune satisfaction (autre que pécuniaire) à construire une usine ou un chemin de fer, à exploiter une mine ou une ferme, les seuls investissements suscités par un calcul froidement établi ne prendraient sans doute pas une grande extension” [39].
Il y a donc nécessairement, dans toute pensée stratégique, une appétence pour le risque et pour l’imprévu. Alors, est-ce à dire qu’en tout stratège sommeille un joueur de poker ? On sait que telle était l’opinion de l’Amiral Yamamoto, père de la stratégie navale japonaise dans la guerre du Pacifique[40]. On voit ici l’importance des facteurs psychologiques dans la décision stratégique. De fait, elle établit une tension permanent entre l’anticipation formée ex-ante et le résultat qui ne peut être constaté qu’ex-post.
Quelle est la rationalité du stratège ?
De fait, la question de la « rationalité » de la stratégie et du stratège se pose. De fait Vladimir Kvint pose les principes d’une élaboration entièrement rationnelle de la stratégie[41]. Le point est d’ailleurs répété dans les pages suivantes[42]. Que des calculs précis puissent être nécessaires dans le cours de l’élaboration d’une stratégie est indiscutable. Mais, jusqu’à quel point peut-on se baser sur le calcul ? Martin van Ceveld insiste dans son ouvrage sur le commandement sur le risque qui existe à vouloir réduire toute stratégie à des données quantitatives[43]. On a insisté plus haut sur l’illusion qu’il y a de croire qu’une accumulation d’informations puisse, à un certain stade, être une aide dans l’élaboration de la stratégie. Le problème de la saturation des capacités cognitives est un problème incontournable et ce d’autant plus quand on évolue dans un espace, l’économie, qui se prête à l’accumulation de données quantitatives.
Existe-t-il donc des « lois » sur lesquelles on pourrait se fonder ? Le problème de la relation de l’action stratégique à une « science » a été abordé par Savkin, dans le contexte de la stratégie militaire[44]. Dans la discussion qu’il mène sur l’existence de « lois de la guerre », dont on pourrait déduire la stratégie, mais aussi l’art opérationnel et la tactique, il est alors conduit à préciser le statut de ces lois[45]. Ceci n’est pas si loin de la réflexion conduite par Vladimir Kvint dans les premières pages de son ouvrage[46]. Savkin reconnaît ainsi l’existence de principes de la stratégie, comme celui de l’économie des moyens, ou celui de la concentration de ses forces[47]. Cependant, analysant un certain nombre d’auteurs du XIXème siècle, il met en garde son lecteur contre une interprétation qu’il qualifie « d’idéaliste » de ces principes et qui consiste à croire qu’ils peuvent se matérialiser toujours et partout de la même manière, sans tenir compte des réalités économiques et sociales de l’époque[48]. Quand il discute de l’apport de Clausewitz, Savkin est à la fois élogieux quant à la compréhension du rapport complexe qui existe entre un principe et le réalité du mode d’application de ce principe, mais aussi critique de la confusion que selon lui Clausewitz commet entre les lois et les principes[49]. De fait, Savkin isole des « lois » qui selon lui ont un pur contenu « objectif » des principes qui effectivement sont largement déterminés par la nature et l’état de développement de la société.
La question de la nature « éternelle » ou encore « intemporelle » des principes de l’art militaire fut contestée par d’autres auteurs. Le cas du Maréchal Foch est ici typique d’une pensée qui reconnaît bien l’existence de principes généraux, mais qui en dérive une application sans tenir compte des réalités tant économiques que sociales de l’époque, aboutissant ainsi à l’émergence du « culte de l’offensive » qui s’avéra coûteux pour la France en 1914 et 1915[50]. Des « lois » peuvent ainsi exister, mais elles sont sans effets si elles ne sont pas transformées en principes distincts. Ceux-ci, à leur tour, doivent être appliqués en tenant compte du contexte de développement de l’économie et de la société. Ainsi, le principe de concentration des forces, ce que Napoléon appelle « marcher séparément et frapper ensemble », se transformera en « exerçant les effets des armes ensemble sur un point donné », même si ces armes peuvent être dispersées sur le terrain de bataille moderne.
Il en va de même pour la stratégie économique. Les bases de calculs que l’on peut trouver dans l’ouvrage de Vladimir Kvint doivent ainsi être précisément contextualisées. Ces calculs peuvent être nécessaires, mais se laisser guider par eux pourrait avoir des effets catastrophiques si l’on était en présence de formes d’innovation, que ce soit sur les produits ou dans les institutions, qui rendraient ces calculs obsolètes. De ce point de vue, Kvint n’échappe pas à certaines des critiques formulées par Savkin contre les penseurs de l’Art militaire du XIXème et du début du XXème siècle.
La définition de l’activité stratégique
L’auteur définit ainsi l’activité stratégique : « Strategists can ignore currents facts since they must ultimately look into the future…(…) Most future facts at the period of strategy development cannot be known »[51]. Le point est incontestable. Toute action stratégique consiste à la fois à faire face à l’imprévu et à provoquer cet imprévu, soit un changement radical dans la situation antérieure dont on peut espérer profiter des opportunités. Or, et sur ce point on ne peut qu’être d’accord avec l’auteur, la notion d’imprévu est fort mal aimé des économistes. Robert Lucas va jusqu’à dire que là où il n’y a plus de probabilités il n’y a plus d’économie[52]. En un sens, Lucas ne fait ici que répéter ce que Haavelmo avait écrit en 1944[53]. On peut ainsi y lire : “La question n’est pas si les probabilités existent ou non. Si nous partons du principe qu’elles existent, alors nous sommes en mesure d’émettre des jugements quant aux phénomènes réels qui sont corrects d’un point de vue pratique”.
Mais alors, est-ce à dire que l’économie ne saurait connaître de stratégie ? Il faut garder ce point à l’esprit pour mieux juger de l’audace de Vladimir Kvint. Pourtant, des économistes ont montré l’importance de cet imprévu radical. On citera ainsi Frank Knight, dont l’ouvrage de 1921 va influencer de nombreux économistes[54]. Mais c’est sans doute Keynes qui va prendre la position la plus radicale sur ce point. Keynes, on le sait, récuse très tôt la vision probabiliste du monde ; il en fit même sa thèse[55], un ouvrage dont la parution fut acclamée par le mathématicien Bertrand Russel[56]. Cet ouvrage, assez méconnu chez les économistes, pose pourtant les fondements de l’approche et de la méthodologie de Keynes, par sa prise de conscience du phénomène de l’incertitude radicale. Il y explique que ce que l’on appelle des « probabilités » renvoie en fait à l’existence de conventions ou de représentations dominantes, qui ne sont pas à l’abri de contestations radicales[57]. Dans un texte écrit bien plus tard pour défendre la Théorie Générale il soutient que : « By “uncertain” knowledge, let me explain, I do not mean merely to distinguish what is known for certain from what is only probable. …(…) … The sense in which I am using the term is that in which the prospect of a European war is uncertain, or the price of copper and the rate of interest twenty years hence, or the obsolescence of a new invention, or the position of private wealth-owners in the social system in 1970. About these matters there is no scientific basis on which to form any calculable probability whatever »[58]. G.L.S. Shackle va alors développer une analyse de la surprise liée à l’imprévu radical[59]. Le livre qu’il écrivit en 1949 sur les anticipations peut être considéré comme une première forme de réhabilitation de la pensée stratégique dans une économie autre que celle régit par la planification centralisée[60].
Shackle s’inscrit dans une contestation vigoureuse de la pensée qui s’enracine dans le courant qui va de T. Haavelmo à Robert Lucas. Pour lui, rien n’était plus faux, et même plus indécent, que d’user de la formule d’anticipations rationnelles. Ce thème de la nécessité de l’approche subjectiviste sera le fil conducteur de son œuvre, comme on peut le voir dans son ouvrage de 1972 Epistemics and Economics[61], ainsi que dans l’un de ses derniers ouvrages publié sept ans après[62]. Il pose dans cet ouvrage les bases de ce qu’il appellera le monde kaléidéique de Keynes[63].
Mais, l’apport de son ouvrage de 1949 ne s’arrête pas là. Shackle avait bien conscience que l’œuvre de Keynes faisait l’objet d’une récupération par les auteurs de l’économie néo-classique. Dans son ouvrage, donc, il défend une interprétation de Keynes bien plus fidèles à l’auteur que celle qui fut popularisée par John Hicks ou par Samuelson. Il revient donc à G. Shackle d’avoir exploité de la manière la plus rigoureuse les intuitions de Keynes quant à l’incertitude radicale. Pour lui, c’est la capacité d’invention de l’esprit humain, mais aussi l’extraordinaire diversité des combinaisons rendues possibles par l’hétérogénéité, qui enlèvent tout sens à la prétention d’assigner à tout événement une probabilité[64]. Cette défense de Keynes porte essentiellement sur la question de l’encaisse de spéculation, une notion qui peut sembler technique mais qui constitue en réalité un point de rupture incontestable entre Keynes et les économistes de son temps. Shackle démontre que l’encaisse de spéculation, soit la monnaie conservée sous forme liquide par les agents économiques parce qu’ils sont incertain du futur, dépend du point de vue subjectif formé par ces mêmes agents sur le futur. Il revient cependant à G. Shackle d’avoir exploité de la manière la plus rigoureuse les intuitions de Keynes quant à l’incertitude radicale. Pour lui, c’est la capacité d’invention de l’esprit humain, mais aussi l’extraordinaire diversité des combinaisons rendues possibles par l’hétérogénéité, qui construit une théorie cohérente de l’anticipation et des décisions[65]. Il définit la première comme: “..l’acte de création de situations imaginaires, d’associer à ces situations des dates du futur, et de leur assigner sur une échelle mesurant le degré de notre croyance, une place correspondant à la croyance que nous avons qu’un cours spécifique de nos actions fera de ces situations une réalité.[66]”
Shackle, en effet, considère l’incertitude non pas en soi mais du point de vue des anticipations et des prévisions que tout acteur doit faire avant de se livrer à une action. Il s’intéresse aux matériaux qui sont utilisés pour former cette anticipation, à ce qui permet de déterminer le degré de confiance que l’on a dans une anticipation, et si ce degré est mesurable et comparable. Il accorde aussi une attention particulière aux effets d’une discordance entre l’anticipation ex-ante et la réalisation ex-post, la surprise potentielle, dans l’évolution de nos attitudes[67].
Mais sur quelle base, alors, peut-on se fonder pour construire une action dans l’incertain ? La réponse de Keynes est ici intéressante. Il considère que nous utilisons des « conventions » comme fondements de notre action stratégique. Ainsi en est-il de l’usage du taux d’intérêt qui : “… saves our faces as rational economic agents“[68].
La référence à l’histoire
Mais, la référence faite à la « pratique » stalinienne de la stratégie, que l’auteur juge fautive car se reposant uniquement sur les connaissances du seul Staline[69], est ici elle-même fautive. Le point, qui peut paraître mineur dans un ouvrage de 520 pages, est cependant instructif. Il met en lumière une simplification de la vision, et de la vision stratégique en particulier, des acteurs. En fait, dans le cas de la guerre avec l’Allemagne hitlérienne, Staline a bien une vision[70]. Il sait que l’affrontement entre l’URSS et l’Allemagne Nazie est inévitable. Mais, il tient Hitler pour un acteur rationnel. Ce dernier ayant à de nombreuses reprises dit et écrit qu’il ne commettrait pas l’erreur de l’Allemagne Wilhelmienne d’entrer dans une guerre sur deux fronts, il attend l’attaque l’allemande une fois une paix, ou à tout le moins une trêve, signée avec la Grande-Bretagne. C’est pourquoi il a tant de mal à concevoir que Hitler puisse se décider à attaquer l’URSS alors qu’il continue de se battre contre les britanniques. Cela ne l’empêche pourtant pas, au début de 1941, de se rendre compte qu’une attaque est probablement inévitable, même s’il espère encore gagner du temps et la repousser à 1942 ou 1943.
A l’inverse, on est bien en présence d’une véritable pathologie décisionnelle et stratégique en ce qui concerne Hitler et les dirigeants de l’Allemagne nazie. Ceci est pour une large part le résultat du filtre « racial »[71]. Ainsi, quand les démocraties parlementaires cèdent devant Hitler, au lieu d’analyser ces résultats comme traduisant une crise politique dans ces pays (crise qui peut être durable ou temporaire…), Hitler estime qu’il s’agit d’une confirmation de la supériorité raciale des Allemands. Les premiers succès d’Hitler valident donc en apparence ses hypothèses de départ, le conduisant à leur accorder de plus en plus de crédit. On est en plein dans un processus pathologique. Mais ce processus ne se limite pas à Hitler. En effet, outre la dimension raciste de son idéologie, il est persuadé d’être le vecteur de la « Providence » (terme étrange dans une idéologie qui récuse en partie le catholicisme considéré comme un produit « juif »). Cela le conduit à détruire volontairement tout processus institutionnel au nom du « culte du chef » (Le FuhrerPrinzip), encourageant par là même des comportements violemment antagoniques au sein de l’élite nazie. L’État Nazi régresse alors vers un modèle archaïque, semi-féodal[72], alors qu’il doit gérer une économie et un système militaire développés. De ce point de vue, il est important de noter que si l’Allemagne nazie a pu donner l’illusion avant 1939 d’être un système « rationnellement organisé » pour faire la guerre[73], cette perception de la réalité a été mise à mal par les travaux exploitant les archives et les témoignages des acteurs. De ce point de vue, le travail pionnier de Berenice Caroll, exploitant les archives et témoignages des responsables de la planification industrielle militaire allemande[74], a été pleinement confirmé par les recherches historiographiques des trente dernières années. Le système nazi n’est pas seulement monstrueux par sa finalité, il l’est dans son fonctionnement quotidien, qui est profondément pathologique. On est en présence d’une régression vers une forme étatique et administrative « pré-moderne » (au sens de Max Weber) appliquée sur une société et une économie « moderne ».
C’est donc l’ensemble du système nazi – et non pas seulement ce qui relève directement de Hitler – qui devient le siège de décisions pathologiques, au sens où elles obéissent à des logiques de plus en plus déconnectées de la réalité. Les éléments de rationalité technique sont de plus en plus enfouis dans des comportements de concurrence entre personnes et institutions, articulés à des représentations de moins en moins réalistes.
Vladimir Kvint a aussi cette réflexion importante sur la question de la credibilité qui semble donc être centrale dans la stratégie: « Credibility is related to how people perceive others in termes of truthfulness, which is one of the most important rules and principles for strategists »[75]. Rien n’est plus vrai, mais rien ne montre autant la nature conventionnelle, au sens d’issue de conventions, de la stratégie.
Notes
[4] Schmitt C., Légalité, Légitimité, traduit de l’allemand par W. Gueydan de Roussel, Librairie générale de Droit et Jurisprudence, Paris, 1936; édition allemande, 1932.
[6] Balakrishnan G., The Ennemy: An intellectual portait of Carl Schmitt, Verso, 2002. Voir aussi Kervégan J-F, Que Faire de Carl Schmitt, Paris, Gallimard, coll. Tel Quel, 2011.
[7] Voir Sapir J., Les économistes contre la démocratie – Les économistes et la politique économique entre pouvoir, mondialisation et démocratie, Albin Michel, Paris, 2002.
[9] Mahan A.T., (1890) The Influence of Sea Power Upon History, 1660–1805, New York, Little Brown & Co.
[10] Tetsuro Sumida J., (1997), Inventing Grand Stategy and Teaching Command. The Classic Works of Alfred Thayer Mahan Reconsidered, Baltimore, John Hopkins University Center.
[11] Klein B., R. Crawford , A. Alchian, (1978), “vertical Integration, Appropriable Rents and the Competitive Contracting System”, in Journal of Law and economics, vol. 21, pp. 297-326. See also Alchian A., (1984); “Specificity, Specialization and Coalitions” in Journal of economic Theory and Institutions , n°140, pp. 34-49.
[12] Berman R.A., « Geography, Warfare, and the Critique of Liberalism in Carl Schmitt’s ‘Land and Sea’ », présentation à la seconde édition anglaise de Terre et Mer, in Russell A. Berman and Samuel Garrett Zeitlin, (2015), Land and Sea – a world historical meditation, Candor, NY, Telos Press.
[15] Schmitt C., (1932, 1936), Légalité, Légitimité, traduit de l’allemand par W. Gueydan de Roussel, Librairie générale de Droit et Jurisprudence, Paris; édition allemande, 1932
[16] Sapir J., (2016), Souveraineté, Démocratie, Laïcité, Paris, Michalon.
[21] M. Van Creveld, (1985), Command in War , Harvard University Press, Cambridge, Mass, pp. 155-168.
[22] Sadkovich J. (1994), « German Military Incompetence Through Italian Eyes », in War in History, vol. 1, n°1, pp. 39-62 ; du même auteur « Of Myths and Men : Rommel and the Italians in North Africa », in International History Review, 1991, n°3
[24] M.Geyer, German Strategy in the Age of Machine Warfare, 1914-1945, in P.Paret (ed.) Makers of Modern Strategy, Princeton University Press, Princeton, N.J., 1986.
[26] Kincaid H., (1986), “Reduction, Explanation and Individualism”, Philosophy of Science , vol. 53, Décembre, p. 492-513. Agassi J., (1960), “Methodological Individualism”, in British Journal of Sociology, vol. 11, n°9, p. 144-155
[27] Ramstad Y., (1986), “A Pragmatist’s Quest for Holistic Knowledge: The Scientific Methodology of John R. Commons”, in Journal of Economic Issues , Vol. 20, n°4, décembre, p. 1067-1105
[29] O’Driscoll Jr G.P. and M.J. Rizzo, (1985), Economics of Time and Ignorance, Oxford, Basil Blackwell
[31] Sapir J., (2000), Les trous noirs de la science économique – Essai sur l’impossibilité de penser le temps et l’argent, Albin Michel, Paris.
[33] Simon H.A., (1972), “Theories of Bounded rationalities”, in J. McGuire et R. Radner, (edits.), Decision and Organization. Essays in the Honor of J. Marschak, North Holland, Amsterdam, pp. 161-178. Idem, (1978), “Rationality as Process and as Product of Thought”, in American Economic Review , vol. 68, n°2, pp. 1-16.
[35] Garthoff R.L., (1984), Intellignece Assessment and Policymaking : A Decision Point in the Kennedy Administration, Washington D.C., The Brookings Institution.
[36] de Groot A., (1965), Thought and Choice in Chess , Mouton, La Haye. Voir aussi H.A. Simon, “Theories of bounded rationality”, in C.B. Radner et R. Radner (eds.), Decision and Organization, North Holland, Amsterdam, 1972, pp. 161-176
[37] Les pères fondateurs de cette approche ont aujourd’hui des doutes, et même plus, sur sa validité, et qu’ils explorent une vision de l’entreprise en termes moins directement liés à l’incitation et aux mécanismes purement réactifs. Voir: K.J. Arrow, (1985), “The Informational Structure of the Firm”, in American Economic Review, vol. 75, n°2, pp. 303-307; R. Radner, (1996), “Bounded Rationality, Indeterminacy and the Theory of the Firm”, in Economic Journal, vol. 106, n°6, pp. 1360-1373
[40] Agawa H., (1979), The Reluctant Admiral. Yamamoto And The Imperial Navy, Tokyo, Kodansha International Ltd.
[42] Voir pp. 113-121.
[45] Savkin B. Ye., (1972), Osnovnye Principy Operativnogo Iskusstva i Taktiki,op.cit. pp. 66-86 et 89-92.
[48] Savkin B. Ye., (1972), Osnovnye Principy Operativnogo Iskusstva i Taktiki,op.cit. p. 21 et Ssq.
[50] Foch F., (1903), Les Principes de la guerre. Conférences faites à l’École supérieure de guerre, Paris, Berger-Levrault.
[52] Lucas R.E., (1981), Studies in Business Cycle Theory, MIT press, Cambridge, Mass. See also, Lucas R.E., Lucas, (1975), “An Equilibrium Model of Business cycle”, in Journal of Political Economy , vol. 83, pp. 1113-1124
[53] Haavelmo T., (1944), The Probability Approach To Econometrics , supplément à Econometrica, vol. 12.
[56] Russell, Bertrand [republication de l’article de 1922] : “Review: A Treatise on Probability. By John Maynard Keynes” in Mathematical Gazette, revue de la Mathematical Association, Vol. 32 (1948), n° 300), pp.152–159.
Economics, vol. 51, n°2, p. 209–223
[59] Shackle G.L.S., (1969), Decision, Order and Time in Human Affairs, Cambridge University Press, Cambridge, 2nd printing.
[61] Shackle, G.L.S., Epistemics and Economics – A critique of economic doctrines, Cambridge, Cambridge University Press, 1972.
[62] Shackle, G.L.S., Imagination and the Nature of Choice, Edinbourg, Edinburgh University Press, 1979.
[63] Shackle, G.L.S., Keynesian Kaleideics – The Evolution of a General Political Economy, Edinbourg, Edinburgh University Press, 1974.
[66] Idem, p. 1, premiers mots.
[67] G.L.S. Shackle, Expectations in economics, op.cit.. Voir aussi, G.L.S. Shackle, Decision, Order and Time in Human affairs, Cambridge University Press, Cambridge, 1961.
[68] Keynes J.M., (1937, 1973), Collected Writings, vol. XIV – The General Theory and After, part II. Defense and Development, London, Macmillan, p. 114. See too: Carabelli A.M., (1988), On Keynes’s Method, London, Macmillan.
[70] Fulgate B.I et Dvoretsky L., (2001), Thunder on the Dnepr – Zhukov, Stalin and the Defeat of Hitler’s Blitzkrieg, Novato, Presidio Press.
[71] Burleigh M. & W. Wippermann (1991),, The Racial State – Germany 1933-1945, Cambridge, Cambridge University Press.
[72] Koehl R., (1960), « Feudal Aspects of National-Socialism », in American Political science Review, vol. 54, n°3, pp. 921-33
[73] Thèse défendue par O. Nathan, (1944), The Nazi Economic System, Duke University Press, Durham, NC., 1944, ainsi que par L. Hamburger, (1943), How Nazi Germany has Controlled Business, Washington, D.C., The Brookings Institution.
[74] Caroll B.A., (1968), Design for Total War. Arms and Economics in the Third Reich, Mouton, The Hague.
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