(...) UBER se prétend être une plateforme qui met en relation des chauffeurs, considérés comme des travailleurs indépendants, et des clients. L’outil de travail, le véhicule, appartient au chauffeur, mais l’application, qui permet la mise en relation avec les clients est la propriété d’UBER. Ce qui autorise d’ailleurs cette société à fixer le prix de la course faite par le chauffeur, et à imposer une certaine catégorie de véhicules. La rémunération d’UBER venant d’un pourcentage qu’elle prélève sur le prix de la course.
. D’une part, le prix est fixé par les sociétés, et non par les chauffeurs. De ce point de vue, on est dans une situation étrange. D’autre part, les chauffeurs doivent s’endetter pour acheter le véhicule qui leur est imposé par UBER (ou par les autres sociétés). Cet endettement pèse lourdement sur leur équilibre financier. Alors, on va dire, pourquoi ces chauffeurs ne se retirent-ils pas de ces sociétés pour opérer comme de « vrais » indépendants ? C’est plus facile à dire qu’à faire. Pour se constituer en taxi, il faut une licence, et ces licences sont strictement contrôlées par la préfecture de police. Et, pour travailler comme VTC indépendant, il faut disposer déjà d’un carnet d’adresse et de clients réguliers. On voit donc que, derrière l’apparente promesse d’une « liberté » se profile une contrainte impitoyable qui enferme les chauffeurs d’UBER dans un carcan dont ils ne peuvent se délivrer.
Dans ce contexte, un nouvelle importante, et qui n’a pas été suffisamment relayée par la presse, nous est venue de Londres. C’est dans cette ville, capitale du Royaume-Uni, vous savez, ce pays que l’on décrit comme un temple du néolibéralisme et comme un enfer à la suite de sa décision de sortir de l’UE, qu’a été prise une décision qui fera date : la société UBER est sommée de requalifier les chauffeurs qui travaillent pour elle en « salariés ». Cette décision (en fait la première étape d’un processus judiciaire qui s’étendra durant tout le printemps prochain) fait suite d’ailleurs à des décisions analogues prises dans les grandes villes californiennes, au cœur même de ce que l’on appelle la « nouvelle économie ».
C’est une décision importante, car elle met fin à l’hypocrisie qui règne autour d’UBER, qui prétend n’être qu’une simple plate-forme mettant en contact des travailleurs indépendants et leurs clients. UBER, en effet, prétend ne pas être transporteur. Mais, alors, pourquoi UBER fixe-t-elle les prix qui peuvent être demandés par les chauffeurs ? On voit bien, ici, où le bat blesse. UBER prétend imposer des règles mais se refuse à assumer toute responsabilité. C’est pourquoi cette décision de la justice londonienne, et au-delà les plaintes qui devraient déboucher en justice en France à la fin du mois de mars 2018, invitent à se pencher sur ce que l’on appelle le « modèle économique » d’UBER .
(...)L’idée qui a présidé à la création de cette société est ingénieuse, mais pas nécessairement morale. Elle revient, on l’a dit, à remplacer le contrat de travail par un contrat de location (de l’application UBER) et à prétendre que les travailleurs sont devenus des « auto-entrepreneurs ». On voit où se trouve l’avantage pour la société. Elle ne paye plus de charges sociales, et se désintéresse absolument de la situation dans laquelle elle met ses chauffeurs. Ce modèle a donné naissance au fantasme d’une économie dont le salariat aurait disparu, et avec lui les droits sociaux qui lui sont associés, pour être remplacé par une société d’entrepreneurs, de micro-entrepreneurs mêmes. Pourtant, des enquêtes montrent que ces statuts de micro-entrepreneurs ou d’auto-entrepreneurs, statuts qui sont tant vantés par notre Président de la République, Emmanuel Macron, recouvrent en réalité une dégradation non négligeable de la situation des travailleurs. On invitera ici nos lecteurs à se reporter à l’ouvrage de Sophie Vouteau Ma Vie d’Auto-entrepreneur qui vient juste de sortir[2].
Ce statut, dans de nombreux cas, et en particulier dans celui des chauffeurs d’UBER, ne fait que réactualiser un modèle économique des débuts du XIXème siècle : le travail à façons. Le donneur d’ordre passait distribuer les matières premières à ses travailleurs et repassait en fin de journée prendre le produit de leur travail, les payant donc à la pièce, sans contrat ni obligation. Le progrès serait-il de revenir aux heures les plus noires de la Révolution industrielle ? Ici, dans le cas d’UBER, on peut considérer que les inventeurs ou les détenteurs des droits d’une application sont de plus dans la situation du propriétaire foncier qui exploite, par la rente foncière, le paysan qui ne peut se constituer pleinement en « petit propriétaire ».
C’est pourquoi la décision du tribunal de Londres est-elle aussi importante. Il faut ici attendre ce que donnera au final cette procédure, et les résultats des procédures analogues qui ont été engagées en France.
Jacques Sapir
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