Syrie : encore une fois, un jugement hâtif et dangereux (Consortium News)
Robert PARRY
Avec le dernier jugement hâtif sur les morts par gaz toxique dans une région occupée par les rebelles au nord de la Syrie, les médias mainstream se révèlent comme une menace pour le journalisme responsable et pour l’avenir de l’humanité. Encore une fois, nous assistons au scénario troublant où le verdict précède l’enquête, même si un tel comportement peut conduire à une escalade dangereuse de la guerre ainsi que du nombre de victimes.
Avant même toute évaluation minutieuse des preuves, Le New York Times et d’autres grands sites d’information US avaient déjà désigné le gouvernement syrien de Bashar al-Assad comme le coupable. Ce qui a relancé l’exigence des États-Unis et d’autres pays de mettre en place une « zone d’exclusion aérienne » en Syrie, ce qui constituerait le début d’une nouvelle guerre de « changement de régime » et entraînerait les Etats-Unis dans une guerre probable avec une Russie dotée d’armes nucléaires.
Alors qu’on en était encore à chercher ce qui s’était réellement passé mardi, nous, le public, avons déjà été préparés pour ne pas croire la réponse du gouvernement syrien selon qui les gaz toxiques pourraient provenir de stocks rebelles et auraient pu être libérés accidentellement ou intentionnellement, provoquant la mort de civils dans un ville de la province d’Idlib.
Un scénario possible est que les avions de combat syriens ont bombardé un dépôt d’armes rebelles où le gaz toxique était stocké, ce qui a provoqué la rupture des conteneurs. Une autre possibilité est un incident organisé par les djihadistes de plus en plus désespérés d’Al-Qaïda qui sont connus pour leur mépris envers la vie d’innocents.
Bien qu’il soit difficile à ce stade de démêler le vrai du faix, ces explications alternatives, me dit-on, sont examinées sérieusement par les services secrets américains. Une source a cité la possibilité que la Turquie ait fourni aux rebelles des gaz toxiques (le type exact est indéterminé) pour une éventuelle utilisation contre les forces kurdes opérant dans le nord de la Syrie près de la frontière turque ou pour une attaque terroriste dans une ville contrôlée par le gouvernement comme la capitale Damas.
Les articles du journaliste d’investigation (version française) Seymour Hersh et des déclarations de certains policiers et politiciens de l’opposition turcs ont établi un rôle des services de renseignement turques et des jihadistes affiliés à Al-Qaïda dans l’attaque de gaz sarin du 21 août 2013 à l’extérieur de Damas qui a tué des centaines de personnes, mais le Times et les autres médias persistent à désigner le régime d’Assad.
Propagandistes chevronnés
Mardi, le Times a assigné deux des propagandistes les plus engagés contre le gouvernement syrien pour couvrir l’histoire syrienne des gaz toxiques, Michael B. Gordon et Anne Barnard.
Gordon a été depuis des années aux avant-postes des stratégies de « changement de régime » des néoconservateurs. Il a coécrit l’article honteux sur les tubes en aluminium, publié par le Times le 8 septembre 2002, qui s’appuyait sur les sources gouvernementales US et des transfuges irakiens pour effrayer les étatsuniens avec des « nuages en forme de champignon » s’ils ne soutenaient pas l’invasion imminente de l’Irak par le président George W. Bush. Le timing a parfaitement servi le ’déploiement’ publicitaire de l’administration pour la guerre en Irak.
Bien sûr, l’histoire s’est révélée fausse et a injustement décrédibilisé les sceptiques devant l’affirmation que les tubes en aluminium étaient prévus pour des centrifugeuses nucléaires, alors qu’elles étaient destinées à l’artillerie. Mais l’article a donné une grande impulsion à la guerre en Irak, qui a fini par tuer près de 4500 soldats américains et des centaines de milliers d’Irakiens.
La coauteure de Gordon, Judith Miller, est devenue la seule journaliste américaine connue pour avoir perdu un emploi pour ses articles imprudents et douteux qui ont contribué à la catastrophe en Irak. Pour sa part, Gordon a continué à servir de correspondant respecté au Pentagone.
Le nom de Gordon est également apparu en soutien à « l’analyse vectorielle » maladroite du Times, qui prétendait prouver que l’armée syrienne était responsable de l’attaque au sarin-gaz du 21 août 2013. L’article du 17 septembre 2013 sur l’analyse vectorielle retraçait les trajectoires de deux roquettes, récupérées dans la banlieue de Damas, vers une base militaire syrienne située à 9,5 kilomètres.
L’article était la preuve « concluante » que le gouvernement syrien mentait lorsqu’il niait son rôle dans l’attaque au gaz sarin. Cependant, comme pour l’histoire des tubes en aluminium, l’analyse vectorielle du Times a ignoré les éléments contradictoires, comme le manque de fiabilité du trajet d’une fusée qui a atterri à Moadamiya parce qu’elle avait frappé un bâtiment lors de sa descente. De plus, il faut constater que cette roquette ne contenait pas de gaz sarin, et que son inclusion dans la vectorisation de deux roquettes chargées de sarin n’avait aucun sens.
Mais la version du Times a fini par s’écrouler lorsque les experts en balistique ont analysé la fusée chargée de sarin qui avait atterri dans la région de Zamalka et ont déterminé qu’elle avait une portée maximale d’environ deux kilomètres, ce qui signifie qu’elle ne pouvait pas provenir de la base militaire syrienne. C.J. Chivers, l’un des coauteurs de l’article, a attendu jusqu’au 28 décembre 2013 pour publier à contre-coeur un semblant de démenti. [Voir Consortiumnews.com ’NYT Backs Off Its Syria-Sarin Analysis’]
Gordon a été coauteur d’un autre article bidon publié en première page du Times, le 21 avril 2014, lorsque le département d’Etat et le gouvernement ukrainien ont fourni au Times deux photographies censées démontrer qu’un groupe de soldats russes - photographiés d’abord en Russie – étaient entrés en Ukraine, où ils avaient été photographiés à nouveau.
Cependant, deux jours plus tard, Gordon a été forcé de publier un démenti parce qu’il s’est avéré que les deux photos avaient été prises en Ukraine, démolissant ainsi la prémisse de l’histoire. [Voir Consortiumnews.com ’NYT Retracts Russian-Photo Scoop’.]
Gordon personnifie mieux que quiconque le fonctionnement du journalisme mainstream. Si vous publiez une histoire fausse mais qui confirme la version du pouvoir, votre travail est garanti - même si vos histoires vous explosent à la figure. Mais si vous publiez à contre-courant - et si quelqu’un d’important émet des doutes sur votre version -, vous pouvez facilement vous retrouver à la rue même si votre version s’avère correcte.
Aucun scepticisme n’est autorisé
Anne Barnard, coauteure avec Gordon de l’article sur le gaz toxique syrien, a constamment rapporté le conflit syrien comme si elle était un agent de presse des rebelles, relayant leurs affirmations anti-gouvernementales même lorsqu’il n’y avait aucune preuve.
Par exemple, le 2 juin 2015, Barnard, basée à Beyrouth, au Liban, a rédigé un article publié en Une qui relayait la propagande des rebelles selon lesquels le gouvernement syrien était en quelque sorte complice de l’État islamique, même si le Département d’Etat US a reconnu qu’il n’en avait aucune confirmation.
Lorsque Gordon et Barnard ont fait équipe pour leur article sur la dernière tragédie syrienne, ils n’ont encore une fois montré aucun signe de scepticisme devant les propos du gouvernement US et des rebelles syriens selon lesquels l’armée syrienne était responsable de l’attaque au gaz.
Peut-être pour la première fois, Le New York Times a cité le président Trump comme une source fiable parce que lui et son secrétaire de presse ont dit ce que le Times voulait entendre : Assad est coupable.
Gordon et Barnard ont également cité les controversés Casques Blancs, le groupe de défense civile financé par l’Occident qui a travaillé en étroite proximité avec le Front Nusra d’Al-Qaïda et qui est soupçonné de mettre en scène des ’sauvetages’ héroïques mais qui est malgré tout considéré comme une source fiable - par les médias US.
Dans les premières versions en ligne de l’article du Times, une réaction de l’armée syrienne enfouie dans l’article vers le 27e paragraphe, notait : ’Le gouvernement nie avoir utilisé des armes chimiques, arguant que les insurgés et les combattants de l’État islamique utilisent des gaz toxiques pour accuser le gouvernement ou que les attaques sont des mises en scène ’.
Le paragraphe suivant mentionnait la possibilité qu’un raid de l’aviation syrienne ait frappé un entrepôt rebelle où les gaz étaient stockés, provoquant ainsi involontairement leur dispersion.
Mais l’emplacement de cette réponse était un message clair que le Times ne croyait pas aux déclarations du gouvernement syrien. Dans la version papier de l’article, une déclaration du gouvernement a été déplacée jusqu’au sixième paragraphe, mais toujours entourée de commentaires visant à faire comprendre que le Times acceptait la version rebelle.
Après avoir noté la dénégation du gouvernement d’Assad, Gordon et Barnard ajoutent : « Mais seule l’armée syrienne avait la capacité et le motif de mener une attaque aérienne comme celle qui a frappé la ville rebelle de Khan Sheikhoun ».
Mais ils ont encore une fois ignoré d’autres possibilités. L’une d’entre elles est qu’un raid aérien a détruit des conteneurs de produits chimiques que les rebelles envisageaient d’utiliser dans une attaque future, et l’autre était que les jihadistes d’Al-Qaïda ont organisé l’incident pour susciter précisément l’indignation internationale dirigée contre Assad à laquelle on assiste.
Gordon et Barnard pourraient également se tromper sur le fait qu’Assad soit le seul à avoir un motif d’employer des gaz toxiques. Puisque les forces d’Assad ont pris un dessus décisif sur les rebelles, pourquoi prendraient-elles maintenant le risque de provoquer une indignation internationale ? De leur côté, les rebelles désespérés pourraient voir dans de telles scènes horribles une occasion de changer la donne.
Pressions pour préjuger
Cela ne signifie pas que les forces d’Assad sont innocentes, mais une enquête sérieuse commence par déterminer les faits pour ensuite tirer des conclusions, et non l’inverse.
Cependant, suggérer d’autres possibilités vaudra, je suppose, les accusations habituelles d’être un « apologiste d’Assad », mais refuser de préjuger une enquête, c’est ce que le journalisme est supposé faire.
Mais Le Times ne semble pas être intéressé à établir les faits et les laisser parler d’eux-mêmes. Le Times a pesé de tout son poids mercredi avec un éditorial intitulé « A New Level of Depravity From Mr. Assad. ».
Un autre problème avec le comportement du Times et des médias traditionnels est que, en sautant à des conclusions, ils font pression sur d’autres personnes importantes pour se joindre aux condamnations et qui, à leur tour, peuvent nuire à l’enquête tout en générant une dynamique dangereuse pour la guerre.
Une fois que les dirigeants politiques prononcent le jugement, les fonctionnaires de haut niveau risquent de ne pas être d’accord avec ces conclusions. Nous l’avons déjà vu avec la façon dont les enquêteurs des Nations Unies ont accepté les affirmations des rebelles au sujet de l’utilisation du gaz de chlore par le gouvernement syrien, une série d’accusations que le Times et les autres médias présentent maintenant simplement comme un fait établi.
Pourtant, les affirmations selon lesquelles l’armée syrienne bombarderait avec des « barils » remplis de chlore ont peu de sens parce que le chlore diffusé de cette manière est peu inefficace comme arme létale, mais c’est quand même devenu un élément important de la campagne de propagande des rebelles.
Les enquêteurs de l’ONU, soumis à une forte pression des États-Unis et des pays occidentaux pour leur donner quelque chose à utiliser contre Assad, ont soutenu les revendications des rebelles au sujet de l’emploi du chlore par le gouvernement dans quelques cas, mais les enquêteurs ont également reçu des témoignages d’habitants d’une région qui ont décrit la mise en scène d’une attaque de chlore à des fins de propagande.
On aurait pu penser que la preuve d’une attaque organisée renforcerait le scepticisme pour d’autres incidents, mais les enquêteurs des Nations Unies ont apparemment compris ce qui était bon pour leur carrière, alors ils ont confirmé quelques cas allégués supplémentaires malgré leur incapacité à mener une enquête sur le terrain . [Voir Consortiumnews.com “UN Team Heard Claims of Staged Chemical Attacks.”].]
A présent, ce douteux rapport de L’ONU est utilisé pour ce nouvel incident, une conclusion opportuniste justifiant une autre. Mais la question urgente est désormais : le peuple a-t-il suffisamment compris les « opérations psychologiques » et les « communications stratégiques » pour faire preuve d’un scepticisme qui fait cruellement défaut dans les grands médias ?
Robert Parry
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