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20 de outubro de 2018

Obra menos conhecida de Keynes


Un manifeste contre les politiques d’austérité

Jacques Sapir
Dès le début de A Tract on Monetary Reform Keynes donne le ton. Il écrit ainsi : « Money is only important for what it will procure ». Autrement dit ce qui intéresse Keynes c’est la richesse des personnes, ce que l’on nomme en économie les « agents ». Il poursuite en ajoutant : « Le changement dans la valeur de la monnaie (…) est important pour la Société seulement dans la mesure où ses incidences sont inégales »[52]. C’est donc la question de la répartition de la richesse qui peut être obtenue par la monnaie ou à travers les prix monétaires qui est pour Keynes la question centrale. Or, il se livre à un petit constat à l’aide d’un tableau qui figure à la page 3 du livre. Des pays ayant conservé l’Etalon-Or, comme le Japon ou les Etats-Unis ont connu la même inflation qu’un pays, la Grande-Bretagne, qui avait suspendu l’Etalon-Or pendant la guerre. Il ajoute alors que si l’inflation tout comme la déflation font subir aux économies et aux agents des souffrances et des désordres, la déflation est bien le pire de tous les maux. En effet, la déflation combine un effet de répartition à un effet important sur la production[53].
Cette observation nous semble aujourd’hui évidente. Elle est, quand Keynes la couche sur le papier révolutionnaire. Il faut alors rappeler que Keynes se base sur une étude des trajectoires des principaux pays développés qui ont été entraînés dans la première guerre mondiale.
Ayant ainsi posé le décor du livre, Keynes va expliquer dans la section suivante comment il décompose la Société en trois classes, les capitalistes (qu’il appelle la classe des investisseurs), les entrepreneurs (ou la classe de ceux qui « font du Business ») et les salariés. Cette décomposition, elle, n’a rien de nouveau en économie. Elle est même canonique depuis David Ricardo et elle fut réutilisée par Marx. Elle suppose que l’entrepreneur, quand il créé une entreprise, doit emprunter son capital, avec lequel il achètera les machines, les matières premières et il paiera les premiers salaires. Cette tripartition de la Société existe aussi chez Marx, qui pourtant construit dans le capital l’opposition entre le Capitaliste et l’Ouvrier, car Marx explique aussi que le Capitaliste est un personnage « double », qui est à la fois le propriétaire du capital ET le gestionnaire de ce dernier, soit un entrepreneur, distinguant l’argent gagné comme entrepreneur de l’argent gagné comme capitaliste. Keynes le suit en partie sur ce point en précisant que certains entrepreneurs peuvent être des capitalistes[54]. Un autre point important est ici à remarquer : le capital signifie une somme d’argent. Pourtant, dans la suite du livre, et dans ses autres ouvrages, Keynes donne au mot « capital » d’autres significations : outils, bâtiments, machines. Le fait que le capital soit ici considéré avant tout dans forme monétaire est important. Cela l’est à la fois pour la suite du raisonnement, qui va donc explorer les effets des changements de valeur de la monnaie, mais cela l’est aussi car Keynes reprend, même s’il ne cite pas, une citation classique de Marx dans le Capital, quand il affirme que les portes du paradis s’ouvriront devant ceux qui investissent ; on retrouve la citation de Marx « accumulez, accumulez, c’est la loi et les prophètes »[55].
Keynes va donc montrer comment, en théorie, les mouvements de valeur de la monnaie vont affecter tant les revenus de ces trois catégories d’agents (ou de ces trois classes) mais aussi comment, en dynamique, ces mouvements vont affecter les développement de l’économie. Mais il va plus loin. Il attribue certains mouvements de valeur à des « alliances de classe », par exemple entre les entrepreneurs et les salariés pour l’inflation. Ce point est assez extraordinaire dans le raisonnement de Keynes. Ce dernier affecte de considérer que seuls des causes économiques peuvent altérer la fluctuation de la valeur de la monnaie. Mais, dans le même temps, il est parfaitement conscient que les prix ne sont pas uniquement déterminés par les déséquilibres sur les marchés des produits, mais qu’ils reflètent aussi des rapports de force socialement et politiquement déterminés. Il n’est, bien entendu, pas le seul à le penser. Ainsi, si on suit Max Weber, la monnaie est un vecteur important des conflits qui traversent nos sociétés: « Les prix monétaires résultent de compromis et de conflits d’intérêt; en ceci ils découlent de la distribution du pouvoir. La monnaie n’est pas un simple “droit sur des biens non spécifiés” qui pourrait être utilisé à loisir sans conséquence fondamentale sur les caractéristiques du système des prix perçu comme une lutte entre les hommes. La monnaie est avant tout une arme dans cette lutte; elle n’est un instrument de calcul que dans la mesure où l’on prend en compte les opportunités de succès dans cette lutte ». [56]

Un ouvrage de jeunesse de Keynes

La publication prochaine cette année (2018) de l’ouvrage dirigé par Éric Berr, Virginie Monvoisin et Jean-François Ponsot, L’économie postkeynésienne. Histoire, théories et politiques, ouvrage publié au Seuil, m’a invité à me replonger dans l’un des ouvrages de « jeunesse » de Keynes A Tract on Monetary Reform. Cet ouvrage, en dépit de la publication d’extraits contenus dans Essays in Persuasion[37], reste un des ouvrages les moins connus de cet immense auteur. Mais, cet ouvrage se révèle passionnant, et souvent prophétique. On y trouve une charge virulente contre les politiques d’austérité, une critique implacable des politiques de déflation, et une condamnation, bien avant l’heure, de la fixité des changes et de l’Euro. Cet ouvrage est méconnu parce qu’il n’a pas l’achèvement théoriques des ouvrages ultérieurs, et en particulier de la Théorie Générale. Mais, il se révèle pour un lecteur attentif d’une très grande richesse théorique. En fait, on y trouve dans l’embryon les principales idées que Keynes développera dans ses travaux ultérieurs. En cela, ce livre est un livre fondamental pour qui veut comprendre la pensée keynésienne.

L’ouvrage A Tract on Monetary Reform est publié par John Maynard Keynes en 1923[38]. Dans la liste des livres écrits après la première guerre mondiale, il vient après The Economic Consequences of the Peace, qui assura au jeune économiste en 1919 une certaine notoriété de par sa dénonciation des clauses économiques du Traité de Versailles, mais aussi après la publication de la thèse de Keynes A Treatise on Probability, un ouvrage dont la parution fut acclamée par le mathématicien Bertrand Russel[39]. Cet ouvrage, assez méconnu, pose pourtant les fondements de l’approche et de la méthodologie de Keynes, par sa prise de conscience du phénomène de l’incertitude radicale. Il y explique que ce que l’on appelle des « probabilités » renvoie en fait à l’existence de conventions ou de représentations dominantes, qui ne sont pas à l’abri de contestations radicales[40]. De ce point de vue, il convient de le signaler, il existe d’indubitable parentés entre Keynes et son (futur) grand adversaire, von Hayek, qui lui aussi écrit un texte sur la connaissance ou il affirme l’incapacité pour les hommes de tout connaître, et surtout le fait que leurs actions présentes déforment le futur sans qu’ils en aient connaissance. Ce texte ne sera, quant à lui, que publié bien plus tardivement[41]. De fait Keynes comme Hayek affirment leurs doutes quant à l’économie néo-classique qui, s’inspirant de la mécanique du XIXème siècle a besoin pour construire son raisonnement de prétendre que l’univers est totalement régi par des lois probabilistes. Il faut noter ici qu’en 1944 le grand économètres Trygve Haavelmo publiera un véritable manifeste néo-classique où il défend la notion d’un univers globalement probabiliste[42], et que ce livre sera la base d’un raisonnement qui – encore aujourd’hui – infecte largement la pensée économique.
Quand Keynes écrit «A Tract on Monetary Reform il est encore très proche des idées des libéraux britanniques, les Whigs[43]. Il le restera jusqu’aux désastreuses élections de 1924 qui voient l’effondrement du Parti Libéral et il animera d’ailleurs l’université d’été du Parti Liberal en 1923. Il ne se rapprochera des travaillistes, et ne deviendra une icône de la gauche, que dans les années trente, mais surtout, en fait, après sa mort survenue en 1946. Il est aussi un partisan « raisonnable » du libre-échange au moment où il écrit ce livre. Ici aussi, il changera d’avis bientôt. En 1926 il publiera The End of Laissez-Faire[44] où il s’éloigne de ses positions d’avant 1924, et il radicalisera ses vues avec la crise de 1929[45]. Par ailleurs, il faut remarquer que A Tract on Monetary Reform s’inscrit avant la publication des deux ouvrages majeurs que Keynes écrira sur la monnaie, le Treatise of Monney (1930) et la Théorie Générale qui sera publiée en 1936.

Le contexte de l’époque

A Tract on Monetary Reform est un essai, mais un essai savant appuyé par l’expérience de son auteur dans la période allant du Traité de Versailles à la conférence de Gènes (avril-mai 1922)[46]. Cette conférence est souvent perçue comme liée aux réparations imposées à l’Allemagne dans le Traité de Versailles[47]. En fait, si elle incluait bien entendu ce thème dans l’ordre du jour de ses travaux, elle portait sur une tentative de réorganiser ce que l’on appelait pas encore le « Système Monétaire International ». De fait, les désordres monétaires en Europe continentale et en Europe centrale devenaient très inquiétants et menaçaient la stabilité économique du continent. La dissolution de l’Empire Austro-Hongrois avait conduit les pays « successoraux » à se doter chacun d’une monnaie nationale. Certains pays, comme la Pologne, renaissant après la fin de la Première guerre mondiale, se dotaient quant à eux d’une monnaie. On comprend le bouillonnement monétaire de l’époque.
Cette conférence fut aussi marquée par la question des « emprunts russes » et marqua le début de la sortie de l’Union soviétique de son isolement diplomatique. Elle devait d’ailleurs donner lieux au Traité de Rapallo entre l’Allemagne et l’URSS. Le gouvernement français, alors conduit par Raimond Poincaré qui avait remplacé Aristide Briand dont le gouvernement avait été renversé en février, s’opposait sur de nombreux points à la tenue de cette conférence ; celle-ci ne dut d’être tenue qu’à l’obstination, et à la diplomatie de Lloyd Georges, le Premier-ministre britannique[48].
L’un des résultats de cette conférence fut le retour à l’Etalon-Or, abandonné en 1914, soit de manière directe, soit de manière indirecte en utilisant ce que l’on nomma alors des « monnaies de réserves », soit le Dollar américain et la Livre Sterling, monnaies qui étaient pleinement et sans restrictions convertibles en or[49]. Ceci venait couronner des politiques de « déflations » déjà suivies dans de nombreux pays. D’autres étaient partis dans l’hyperinflation, comme l’Allemagne, et d’autres, enfin, tentaient de stabiliser leur monnaie par des institutions qui devaient, par la suite, les perdre, comme l’Autriche[50]. Le rétablissement de l’Etalon-Or et les institutions nécessaires à son maintien eurent un impact dépressionnaire évident, et furent à l’origine de la propagation de la crise de 1929. De ce point de vue, la parenté entre l’Euro et le système de l’Etalon-Or semble pertinente.
Cette expérience inclut aussi l’observation de l’hyperinflation allemande et soviétique. Keynes est bien entendu au fait de la situation allemande, et il la suit avec une attention particulière. Mais, Keynes se tient aussi au courant de la crise hyper-inflationniste que connaît l’URSS naissante et l’on peut penser que le début de sa relation avec Lydia Lopokova[51], qui deviendra sa femme en 1925, n’y est pas étranger.

Un manifeste contre les politiques d’austérité

Dès le début de A Tract on Monetary Reform Keynes donne le ton. Il écrit ainsi : « Money is only important for what it will procure ». Autrement dit ce qui intéresse Keynes c’est la richesse des personnes, ce que l’on nomme en économie les « agents ». Il poursuite en ajoutant : « Le changement dans la valeur de la monnaie (…) est important pour la Société seulement dans la mesure où ses incidences sont inégales »[52]. C’est donc la question de la répartition de la richesse qui peut être obtenue par la monnaie ou à travers les prix monétaires qui est pour Keynes la question centrale. Or, il se livre à un petit constat à l’aide d’un tableau qui figure à la page 3 du livre. Des pays ayant conservé l’Etalon-Or, comme le Japon ou les Etats-Unis ont connu la même inflation qu’un pays, la Grande-Bretagne, qui avait suspendu l’Etalon-Or pendant la guerre. Il ajoute alors que si l’inflation tout comme la déflation font subir aux économies et aux agents des souffrances et des désordres, la déflation est bien le pire de tous les maux. En effet, la déflation combine un effet de répartition à un effet important sur la production[53].
Cette observation nous semble aujourd’hui évidente. Elle est, quand Keynes la couche sur le papier révolutionnaire. Il faut alors rappeler que Keynes se base sur une étude des trajectoires des principaux pays développés qui ont été entraînés dans la première guerre mondiale.
Ayant ainsi posé le décor du livre, Keynes va expliquer dans la section suivante comment il décompose la Société en trois classes, les capitalistes (qu’il appelle la classe des investisseurs), les entrepreneurs (ou la classe de ceux qui « font du Business ») et les salariés. Cette décomposition, elle, n’a rien de nouveau en économie. Elle est même canonique depuis David Ricardo et elle fut réutilisée par Marx. Elle suppose que l’entrepreneur, quand il créé une entreprise, doit emprunter son capital, avec lequel il achètera les machines, les matières premières et il paiera les premiers salaires. Cette tripartition de la Société existe aussi chez Marx, qui pourtant construit dans le capital l’opposition entre le Capitaliste et l’Ouvrier, car Marx explique aussi que le Capitaliste est un personnage « double », qui est à la fois le propriétaire du capital ET le gestionnaire de ce dernier, soit un entrepreneur, distinguant l’argent gagné comme entrepreneur de l’argent gagné comme capitaliste. Keynes le suit en partie sur ce point en précisant que certains entrepreneurs peuvent être des capitalistes[54]. Un autre point important est ici à remarquer : le capital signifie une somme d’argent. Pourtant, dans la suite du livre, et dans ses autres ouvrages, Keynes donne au mot « capital » d’autres significations : outils, bâtiments, machines. Le fait que le capital soit ici considéré avant tout dans forme monétaire est important. Cela l’est à la fois pour la suite du raisonnement, qui va donc explorer les effets des changements de valeur de la monnaie, mais cela l’est aussi car Keynes reprend, même s’il ne cite pas, une citation classique de Marx dans le Capital, quand il affirme que les portes du paradis s’ouvriront devant ceux qui investissent ; on retrouve la citation de Marx « accumulez, accumulez, c’est la loi et les prophètes »[55].
Keynes va donc montrer comment, en théorie, les mouvements de valeur de la monnaie vont affecter tant les revenus de ces trois catégories d’agents (ou de ces trois classes) mais aussi comment, en dynamique, ces mouvements vont affecter les développement de l’économie. Mais il va plus loin. Il attribue certains mouvements de valeur à des « alliances de classe », par exemple entre les entrepreneurs et les salariés pour l’inflation. Ce point est assez extraordinaire dans le raisonnement de Keynes. Ce dernier affecte de considérer que seuls des causes économiques peuvent altérer la fluctuation de la valeur de la monnaie. Mais, dans le même temps, il est parfaitement conscient que les prix ne sont pas uniquement déterminés par les déséquilibres sur les marchés des produits, mais qu’ils reflètent aussi des rapports de force socialement et politiquement déterminés. Il n’est, bien entendu, pas le seul à le penser. Ainsi, si on suit Max Weber, la monnaie est un vecteur important des conflits qui traversent nos sociétés: « Les prix monétaires résultent de compromis et de conflits d’intérêt; en ceci ils découlent de la distribution du pouvoir. La monnaie n’est pas un simple “droit sur des biens non spécifiés” qui pourrait être utilisé à loisir sans conséquence fondamentale sur les caractéristiques du système des prix perçu comme une lutte entre les hommes. La monnaie est avant tout une arme dans cette lutte; elle n’est un instrument de calcul que dans la mesure où l’on prend en compte les opportunités de succès dans cette lutte ». [56]
On peut rapprocher de ce qu’écrit Keynes dans A Tract on Monetary Reform : « Depuis 1920, ceux des pays qui ont repris en mains la situation de leurs finances, non contents de mettre fin à l’inflation, ont contracté leur masse monétaire et ont connu les fruits de la Déflation. D’autres ont suivi des trajectoires inflationnistes de manière encore plus anarchique qu’auparavant. Chacun a pour effet de modifier la distribution de la richesse entre les différentes classes sociales, l’inflation étant le pire des deux sous ce rapport. Chacun a également pour effet d’emballer ou de freiner la production de richesses, bien que, ici, la déflation soit le plus nocif »[57].
Keynes va même plus loin que ce constat, et lie explicitement l’inflation, c’est à dire la dépréciation de la monnaie, au mouvement historique qui voit de nouveaux groupes sociaux s’affranchir de la tutelle des anciens dominants: « De tels mouvements séculaires qui ont toujours déprécié la monnaie dans le passé ont donc aidé les “hommes nouveaux” à s’affranchir de la main morte; ils profitèrent aux fortunes de fraîche date aux dépens des anciennes et donnèrent à l’esprit d’entreprise des armes contre l’accumulation des privilèges acquis »[58].

L’inflation comme la déflation sont des impôts : l’un public l’autre privé…

Une partie de A Tract on Monetary Reform est donc constitué de la manière dont une perte de valeur de la monnaie, c’est à dire l’inflation, constitue une forme de taxation[59]. La démonstration n’est pas neuve, mais elle est importante car elle remet l’inflation en perspective : si cette dernière constitue bien une forme d’impôt, elle correspond aussi aux besoins de financement engendrés par la Première Guerre Mondiale. Le parallèle qu’il établit alors avec la situation du Royaume-Uni lors des guerres Napoléoniennes est particulièrement éclairant[60]. De fait, le mouvement des prix s’inverse dès l’annonce de la victoire (du point de vue britannique) de Waterloo. La taxe d’inflation touche essentiellement ceux dont les revenus sont constants. Cela veut dire bien entendu les capitalistes (ou les investisseurs) et les salariés, dans la mesure où ces derniers ne sont pas en mesure d’obtenir une indexation de leurs salaires sur l’inflation. Mais, c’est là l’une des différences entre l’inflation des années 1800-1815 et celle des années 1914-1919. Une partie des salariés, du fait de leur organisation collective, ont gagné la capacité d’indexer leurs salaires à l’inflation. Keynes remarque que l’inflation de 1914 à 1919 a joué massivement contre les capitalistes[61]. Il en déduit alors la nécessité de corriger cela. Inversement, les entrepreneurs ont largement profité des périodes d’inflation[62]. Cela le conduit à évoquer la théorie du taux d’intérêt monétaire. S’il ne développe pas cette théorie dans cet ouvrage, il convient de noter que Keynes fut, avec von Hayek et Myrdal, l’un des principaux partisans de cette théorie due à l’origine à Knut Wicksell[63].
Inversement, et c’est sans doute le point important du livre, la déflation (ou hausse de la valeur de la monnaie) joue aussi le rôle d’une taxe. Keynes montre que cette taxe, par contre, est prélevée par les capitalistes et non par l’Etat. Cette taxe est alors prélevée sir les entrepreneurs, mais aussi, indirectement, sur les salariés. De fait, A Tract on Monetary Reform peut être aussi lu comme un ouvrage de combat contre tout à la fois les politiques de déflation mais aussi contre le rétablissement de l’Etalon-Or.

L’importance de l’inflation et de la déflation sur la production

Ce qui fait l’originalité de A Tract on Monetary Reform c’est qu’à cette analyse assez simple, et assez habituelle (sauf, bien entendu la dimension de « lutte des classes »), des effets de l’inflation et de la déflation, Keynes va ajouter une analyse en termes de production. C’est là le principal apport de ce livre. A partir de concepts comme l’anticipation des profits, concepts aujourd’hui d’usage courant mais qui ne sont pas tellement usités alors, il montre que l’inflation et la déflation ont des impacts très différents sur le développement de la production. L’inflation, parce qu’elle accroît la dépense nominale et qu’elle fait baisser le taux d’intérêt réel (soit le taux d’intérêt nominal diminué de l’inflation) a un effet expansionniste sur l’économie. L’entrepreneur à payé le capital (et les salaires) à l’instant T. Il vend par contre ses produits à l’instant T+1. Si la hausse des prix entre T et T+1 a été importante, la valeur réelle du capital et des salaires a donc baissé par rapports aux prix de T+1. L’entrepreneur peut même se permettre pour un produit particulier de ne pas répercuter totalement cette hausse des prix dans le prix de vente de ses produits, élargissant ainsi leur marché. Bien sûr, il faut exclure de cette analyse les cas d’hyperinflation, comme ce que connaît alors l’Allemagne. Mais, Keynes note que dans les phases initiales de l’hyperinflation, l’activité de l’industrie allemande avait fortement augmentée. Ceci implique alors un angle de vue intéressant sur la position des salariés face à l’inflation. Keynes constate qu’en apparence les revenus nominaux des salariés résistent mieux que les revenus réels dans une période d’inflation. Donc, ces derniers sont théoriquement perdants dans une telle situation[64]. Mais, le développement de la production fait baisser fortement le chômage et provoque une tension sur le marché du travail qui va conduire à une hausse des salaires réels des travailleurs. Ainsi, ces derniers pourraient récupérer une partie des pertes directes qu’ils ont subies du fait de la relative rigidité des salaires face à l’inflation. Le point ici intéressant est que Keynes comprend bien que la rigidité des salaires est fonction de la tension sur le marché du travail. Si ce dernier est marqué par une tension forte entre l’offre et la demande, les salaires pourraient suivre, voire dépasser, l’inflation. De fait, c’est ce que l’on a connu en France de la fin des années 1950 au début des années 1970, quand les travailleurs, du fait de la croissance forte et des tensions existantes sur le marché du travail, furent en mesure d’imposer des clauses d’indexations dans les négociations salariales. A contrario, on peut aussi en déduire que la situation la plus désastreuse pour les salariés serait celle où un excès d’offre (se traduisant par un taux de chômage important) viendrait se combiner avec une inflation importante mais qui ne se traduirait pas par une dépréciation relative de la monnaie (une dévaluation). Ici encore, il envisage l’ensemble des possibilités. L’expérience de l’hyperinflation allemande est, bien entendu, très présente à son esprit quand il écrit « A Tract on Monetary Reform ».

La question du taux de change

Cela conduit alors Keynes à s’interroger sur le rôle de la monnaie, et de la théorie monétaire, en combinaison avec la question du taux de change[65]. Il commence le troisième chapitre de l’ouvrage par ce qui apparaît comme une défense de la théorie quantitative de la monnaie. Mais, on est ici loin de la théorie quantitative telle qu’elle fut exprimée à travers l’équation de Fisher[66]. Tout d’abord parce que Keynes à une vision bien plus complexe de l’épargne, et des facteurs poussant les agents économique à conserver de la monnaie, que nombre de ses collègues économistes. Il ne clarifiera pourtant sa position que dans son Traité de la Monnaie (1930)[67] et surtout dans la Théorie Générale de l’Emploi de l’Intérêt et de la Monnaie (1936)[68]. Ensuite parce que déjà, dans cet ouvrage, Keynes exprime ses doutes quant à la nature exogène de la monnaie. Il pense, à rebours des économistes de son temps, que la création monétaire se fait de manière endogène, au travers du cycle de la production et de l’échange. Cependant, il est clair qu’il faudra la controverse avec von Hayek de 1931 pour que Keynes soit amené à préciser de manière plus rigoureuse ses positions[69].
Ce qui pose la question de la place de ce livre dans l’œuvre et dans l’évolution intellectuelle de Keynes. Doit-on considérer A Tract on Monetary Reform comme relevant d’un Keynes qui n’aurait pas encore rompu avec la pensée orthodoxe de son temps (et ceci bien qu’il ait pris des positions très critiques sur nombre de sujets politiques et de politique économique) ou bien faut-il considérer cet ouvrage comme relevant de l’art de la dissimulation, Keynes s’étant déjà éloigné de la pensée orthodoxe mais le cachant car il ne voulait pas « polluer » un ébat de politique économique de considérations théoriques qu’il n’avait pas le temps de développer ? La référence à Pigou, qui fut certainement le moins « classique » des économistes classiques que l’on trouve dans la note de la page 76 peut être interprétée dans l’une comme dans l’autre des hypothèses. La discussion des pages 78 à 82, ou Keynes cite Pigou et Marshall, montre que Keynes à une vision institutionnelle de la monnaie et non une vision mécaniste. De plus, il a une théorie du comportement des agents qui apparaît dominée par le contexte dans lesquelles ils agissent[70]. Ce point pouvait être considéré comme une hypothèse psychologisante en 1923. De nos jours, nous savons – car cela a été formellement démontré[71] – que les préférences des agents sont largement déterminées par leur contexte[72]. Le fait que Keynes ait anticipé cette découverte qui fut faite plus de 40 années après sa mort montre bien que l’on n’est pas en présence d’un esprit englué dans l’orthodoxie de son temps. La discussion qu’il poursuit aux pages 83 et 84 montre aussi qu’il a conscience que les paramètres de l’équation de la Théorie Quantitative sont susceptibles de changer dans les périodes d’expansion de l’économie comme dans les périodes de dépression. Autrement dit, il détruit toute vision mécaniste de la relation entre les prix et le volume de monnaie. Ce passage est donc important dans le livre car il montre que Keynes, tout en saluant formellement cette théorie quantitative, est déjà parti sur un autre chemin pour penser les relations (et non LA relation) entre la monnaie et les prix. Keynes en déduit que la politique monétaire ne devrait pas se focaliser sur la masse de monnaie ni sur le taux d’intérêt, mais sur les montants conservés par les agents économiques pour couvrir leurs dépenses et leurs possibles pertes futures[73]. Cela revient à révoquer en doute les politiques monétaires de son temps et annonce les développements sur ce même point que l’on trouvera dans la Théorie Générale.
Il s’attaque alors à ce que l’on appelle la « Parité des Pouvoirs d’Achat », une théorie dont il retrace l’origine à Ricardo, via Cassel[74], un économiste suédois alors fort connu. Cette théorie est importante pour comprendre l’évolution des taux de change entre les monnaies, et affirme que ces taux servent à égaliser le pouvoir d’achat intérieur et le pouvoir d’achat extérieur d’une monnaie. C’est cette théorie qui sert de support à l’Etalon-Or. Or, il montre les défauts de cette théorie, et en particulier qu’elle ne fait pas de distinction entre les biens ouverts à la concurrence internationale et ceux qui ne le sont pas[75]. Il e conclut la nécessité de laisser les taux de change libre de s’adapter aux contraintes, ou aux catastrophes, qui peuvent survenir dans une économie particulière[76]. En d’autres termes, il considère que toute tentative de fixer les taux de change, ou de les lier de manière ferme à un étalon (comme l’Or) ne peut qu’aboutir à une catastrophe. Ici aussi il y a des leçons dans A Tract on Monetary Reform dont il conviendrait de se souvenir à propos de la dynamique de la zone Euro. Il montre alors que si la théorie des Parités de Pouvoir d’Achat a fonctionné empiriquement entre les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, la France et l’Italie, c’est essentiellement parce que ces pays se sont engagés dans des politiques de déflation et qu’ils ont fait baisser les prix, avec les coûts inhérents en matière d’activité économique, de manière drastique[77]. Ici encore, on ne peut être que frappé par le parallélisme avec la situation de la zone Euro.

Les objectifs de la politique monétaire

Dans le chapitre IV du A Tract on Monetary Reform Keynes revient sur les objectifs que doit viser la politique monétaire. Il les assemble en couples d’objectifs opposés, la dévaluation opposée à la déflation, la stabilité des prix opposée à la stabilité du taux de change, et enfin la restauration de l’Etalon-Or face à un système où la monnaie est découplée de tout lien avec l’or.
Face à la première paire de propositions alternatives, Keynes, pleinement conscient des conséquences mais aussi des contradictions de la conférence de Gènes[78], s’oppose avec insistance à la déflation. Cette dernière organise le transfert de richesse des autres classes (les entrepreneurs et les salariés) vers les rentiers, et de manière générale des actifs vers les inactifs[79]. Mais, il y a une autre raison pour s’opposer à la déflation. Cette dernière se traduit mécaniquement par un accroissement du poids des dettes privées. Or, comme le remarque Keynes, dans les économies modernes, une large part de l’activité est financée à crédit, par de l’émission de dette[80]. Dans ces conditions, une large part de l’activité sera touchée par le renchérissement des dettes, et la production stagnera ou s’effondrera. De plus, dans une période de déflation les agents économiques qui le peuvent ont une incitation forte à transformer leurs actifs matériels, et donc utiles au développement de l’économie, en actifs purement monétaires. La déflation est donc le choix de la finance contre celui de l’économie réelle. Ces mots raisonnent de manière prophétique aujourd’hui, tant en raison des conséquences de ces politiques à la fin des années 1920 et au début des années 1930, que parce qu’ils ont aujourd’hui même une actualité incontestable. Un dernier argument est alors utilisé : la déflation n’est pas seulement pernicieuse, elle est tout simplement impossible dans de nombreux pays, à moins d’en changer radicalement et de manière dictatoriale les institutions et les règles[81]. Il rappelle que cette politique de déflation fut mise en œuvre en Tchécoslovaquie et provoqua une grave crise industrielle et une forte hausse du chômage[82]. Pourtant, il ne tarit pas d’éloges sur le Ministre des finances de la Tchécoslovaquie, Alois Rašin pour la manière dont il dégagea son pays de la monnaie autrichienne et créa une monnaie nationale stable[83].
Keynes remarque alors que laisser une monnaie se déprécier par rapport à l’Or constitue une « injustice » pour les rentiers. Mais une mesure de « justice » pour les rentiers aurait des conséquences dramatiques pour le reste de la population. De ce point de vue, tous les « contrats » (et la rente publique est un contrat moral entre un individu et son gouvernement) ne sont pas égaux. La justice consiste aussi à regarder la situation de tous les individus et celle de l’économie. Il ajoute alors « Mais, quoi que l’inflation en diminuant le fardeau de la dette publique et en stimulant les entreprises a quelque chose à ajouter dans l’autre plateau de la balance, la déflation n’a rien »[84].
Il conteste aussi l’argument que la déflation serait nécessaire pour le prestige de la monnaie. La confiance et le prestige découlent de la bonne santé de l’économie et non de la valeur d’un taux de change[85]. Ces passages anticipent largement les critiques qui furent faites tant contre la « politique de franc fort » dans les années 1990 que la politique actuelle qui se cramponne à l’Euro, se refusant à une politique de souveraineté monétaire qui permettrait de déprécier la monnaie nationale pour tenir compte des réalités.
Keynes s’en prend alors à l’argument qui prétend qu’une réévaluation de la monnaie (par rapport à l’Or) enrichirait la population. Il démontre de manière très convaincante que toute politique de réévaluation ne fait qu’enrichir les rentiers mais appauvrit l’ensemble de l’économie ce qui, en bout de course, se retourne contre les rentiers eux-mêmes[86].

Les effets pervers de la déflation et de l’Etalon-Or

S’attaquant au couple stabilité des prix contre stabilité du taux de change, il montre que dans de nombreux cas viser au second objectif engendre une instabilité grave des prix, qui se conjugue alors avec la déflation[87]. D’un point de vue théorique, il associe les mouvements des prix à des contraintes spécifiques (un point qui anticipe sa propre théorie de l’écart entre les besoins d’investissement et l’épargne, qu’il développera à la fin des années 1930) et montre que la stabilité du taux de change ne peut en aucun cas servir d’ancre à la stabilité des prix sans causer dans le même temps des dommages irrémédiables à l’activité économique.
Ici, ce point se révèle prophétique si l’on regarde l’évolution des pays émergents depuis le début des années 1990. Alors que la Chine connaissait une forte inflation mais aussi des taux de croissance de la production élevés, la tentative sous le gouvernement El’tsin en Russie d’utiliser la stabilité du taux de change comme ancre pour la stabilité des prix aboutit à détruire une large part de l’économie russe et conduisit à la crise d’août 1998. La dévaluation qui suivit fut alors extrêmement bénéfique pour la Russie[88]. Inversement, la décision du gouvernement russe de laisser flotter le rouble en 2013 permit à la Russie de traverser la période de forte chute des prix des hydrocarbures avec un minimum de dommages, et de retrouver rapidement la voie de la croissance.
Keynes ajoute alors que les fluctuations des taux de change sont un mécanisme permettant de retrouver des équilibres tant internes qu’externes[89]. Ceci est aussi une critique prophétique contre les mécanismes de monnaie unique qui, tel l’Euro, interdisent aux pays participants à ces mécanismes de recourir à la dévaluation. Dès lors, les seuls ajustements possibles sont des ajustements par des méthodes de déflation salariale et de compression de la demande interne (comme en Espagne et en Grèce), ajustements qui outre leurs conséquences sociales dramatiques provoquent des dommages considérables à l’appareil de production.
La conclusion de Keynes est alors que quand la stabilité des prix et la stabilité des taux de change sont incompatibles, la restauration de l’Etalon-Or n’est pas souhaitable, car il conduit à fixer, dans les faits, le taux de change[90]. Cela l’est d’autant moins que les conditions de production de l’Or sont hautement variables. Ainsi, le rapport entre le volume de la production des pays adoptant l’Etalon-Or et le volume d’Or ne peut être garantit. Il en découle que l’Etalon-Or aurait des conséquences déflationnistes importantes sur les économies. De plus, l’Or, depuis 1914 et au début des années 1920, était fort inégalement réparti. Dans l’opposition résolue de Keynes à l’Etalon-Or il y a aussi la crainte que certains pays puissent instrumentaliser ce dernier[91]. Keynes ne croit pas, et l’avenir lui donnera raison, que l’Etalon-Or, même sous la forme dérivée d’une « monnaie commune » utilisée par les grandes puissances de l’époque, conduise à une coopération entre ces pays[92]. Ici encore, ce passage peut être lu aujourd’hui comme une critique implicite de l’argument que l’Euro favoriserait la coopération entre les pays l’utilisant. La crise actuelle que connaît, en 2018, l’Union européenne et qui s’est montrée sous des formes radicales avec l’échec du sommet des chefs d’Etat de septembre à Salzbourg est encore une démonstration du fait que d’adopter une monnaie, l’Euro, comme monnaie unique pour certains et comme monnaie de référence pour d’autres, s’avère inefficace pour susciter une réelle coopération entre ces pays quand les oppositions d’intérêt sont trop frontales.
Au-delà, la lecture de l’ouvrage de Keynes invite naturellement à s’interroger sur la proximité qui peut exister entre l’Etalon-Or et l’Euro, une proximité relevée en 2015 par Hélène Clément-Pitiot[93].

Keynes, Weber, et la lutte contre l’interprétation « rationaliste » de la monnaie

On le voit, cet ouvrage de Keynes est d’une importance capitale. Il représente un premier achèvement de la pensée de Keynes sur les questions monétaires, bien avant le Traité de la Monnaie et la Théorie Générale. D’un point de vue théorique il souligne la proximité entre Keynes et Max Weber qui, l’un est l’autre, ont mis en valeur le problème du conflit social, voire même des classes sociales, dans leurs réflexions sur l’inflation. Ils ont insisté sur la dimension subjective des choix des agents économiques, mais aussi de la monnaie. A cet égard, la relative proximité entre un sociologue et un économiste met à mal la manière dont la sociologie académique, essentiellement celle qui s’inspire des travaux de Talcott Parsons, a tenté de penser ses frontières avec l’économie. Pour Parsons, rappelons-le, l’économie est concernée par les actions rationnelles en production et en consommation, alors que la sociologie devait s’intéresser aux cadres institutionnels au sein desquels ces actions prennent place[94]. Une telle distinction implique que l’on pose comme préalable que la rationalité de l’acteur est indépendante du cadre institutionnel dans lequel il se meut, de même qu’il faut aussi tenir pour négligeable l’impact sur les cadres institutionnels des actions dites rationnelles. Ces différents points ont suscité des critiques nombreuses. La praticabilité même d’une telle séparation a été critiquée par R. Swedberg[95], tandis que M. Granovetter mettait l’accent sur l’enchâssement de l’économie dans le social[96]. Quant au postulat d’indifférence des rationalités par rapport au contexte dans lequel elles se déploient, ceci a été critiqué par A. Etzioni qui a insisté sur l’irréductible dimension morale de toute action sociale[97]. On peut ajouter ici qu’il s’agit de l’une des très rares conjectures qui soit réellement testable en économie. On y reviendra ultérieurement; mais, sans déflorer le contenu de prochains chapitres, on peut déjà indiquer au lecteur que les tests empiriques n’ont jamais validés les hypothèses des économistes ou des sociologues partisans de l’individualisme méthodologique en matière de préférences des acteurs. Il est clair que l’on ne peut prendre la monnaie au sérieux en s’en tenant au postulat walrasien d’une économie politique pure et mécaniste[98], ou au refus d’une tradition sociologique d’aborder la question. La redécouverte de l’œuvre de Georg Simmel, et en particulier de son ouvrage sur la monnaie[99], au début des années quatre-vingts a certainement contribué à la remise en cause de ces séparations néfastes, permettant une approche à la fois plus réaliste et plus cohérente du problème[100]. La monnaie apparaît donc sous deux faces, analytiquement distinctes et systémiquement liées. Elle est bien sur l’indispensable moyen de calcul inter-temporel qui permet de sublimer les obstacles posés sur la route des échanges par l’hétérogénéité. Cette dernière fonde la nécessité d’un instrument particulier fonctionnant comme norme d’homogénéisation d’une réalité non homogène. Il n’est pas étonnant que la Théorie de l’Equilibre Général, parce qu’elle postule l’homogénéité, puisse se passer de la monnaie comme on l’a vu antérieurement. Mais cet instrument n’est pas neutre. Il est aussi un vecteur des rapports de force sociaux. La monnaie, pour reprendre les termes de Max Weber, est à la fois un “droit sur des biens non spécifiés” et un instrument dans la lutte entre les individus et les groupes sociaux autour de l’appropriation de ce type de droit.
La double nature, contradictoire, de la monnaie est l’une des bases de l’analyse de M. Weber[101]. Il faut souligner ici l’importance et le caractère extrêmement moderne de sa distinction entre une rationalité “formelle” et “substantielle”. Pour Weber, la rationalité “formelle” est celle qui dérive du calcul économique quand celui-ci peut être entièrement fait à partir des valeurs monétaires. On est alors très proche des conceptions de von Mises, datant de son ouvrage publié en 1912[102]. Cette rationalité ne s’exprime que quand trois conditions sont remplies, (a) une concurrence de marché entre des unités économiques relativement autonomes, (b) une absence d’entraves aux mouvements du capital permettant de calculer toute décision économique en terme de capital, (c) la complète domination de la demande solvable sur tout autre forme de demande. Ces conditions sont particulièrement exigeantes du point de vue de l’organisation sociale. En particulier, les points (b) et (c) impliquent des conditions de stabilité des institutions et de similitudes des comportements. Sans même entrer dans la discussion sur la possibilité de tout calculer, dont on a montré qu’elle constituait le point faible de la position de von Mises, il est clair que pour Weber cette rationalité “formelle” est un modèle et non une description “réaliste” de l’économie et de la société.
La rationalité “substantielle” définit pour sa part une situation où les besoins d’une population donnée sont satisfaits en accord avec le système des valeurs de cette population et les normes qui en découlent. Weber remarque que si une liberté complète du marché était possible, la rationalité “formelle” serait indifférente aux considérations “substantielles” impliquées pour atteindre ce degré de rationalité. Cependant, ces facteurs substantiels limitent fondamentalement le champ d’application de la rationalité issue du calcul monétaire, et c’est pourquoi elle est qualifiée de “formelle”. Le conflit entre la nature “formelle” et la nature “substantielle” est indépassable dans les sociétés réelles. La coïncidence entre les deux formes est tendancielle et partielle; elle dépend fondamentalement de la structure des incitations. En d’autres termes, la notion de calcul monétaire n’a de sens qu’à partir d’une connaissance de la distribution des revenus[103], elle est contingente à l’organisation sociale et non essentielle. Weber refuse ainsi, tout comme Keynes, au moins implicitement, l’aporie rationaliste comme quoi tout serait réductible au calcul monétaire. En cela, la pensée de Keynes s’avère absolument irréductible, et dès l’origine, avec les fadaises néoclassiques, et en particulier dans le domaine monétaire.

Keynes et Shackle, deux auteurs complémentaires

A Tract on Monetary Reform est aussi d’une importance capitale car il contient nombre de réflexions, d’une troublante actualité, que ce soit quant aux politiques d’austérité, au dilemme entre l’inflation et la déflation, ou encore sur la question des taux de change. Il peut se lire, en particulier les passages concernant l’Etalon-Or, aujourd’hui, en 2018, comme un prophétique réquisitoire contre les politiques monétaires adoptées par les gouvernements européens depuis plus de vingt ans et contre l’Euro. On ne peut être saisi que d’un sentiment de vertige à lire certains passages que l’on croirait extraits de textes contemporains sur la tragédie de la Grèce en 2015 ou sur les politiques d’austérité actuelles.
Et c’est peut-être cela qui donne à A Tract on Monetary Reform toute sa saveur encore aujourd’hui. Il faut donc lire ce livre à la fois comme un livre d’histoire, sur les crises monétaires de l’après Première Guerre Mondiale alors que nous commémorerons bientôt le centenaire de l’armistice du 11 novembre 1918, comme un livre de théorie, même si cette dernière n’est pas encore pleinement constituée, et comme un livre anticipant les troubles du monde présent. C’est pourquoi A Tract on Monetary Reform est un petit mais aussi un grand livre, un de ceux que l’on lit et que l’on relit toujours avec le plus grand profit intellectuel.
Mais, la crise de 2008 a aussi apporté de l’eau au moulin de G.L.S. Shackle. Quand est survenu un événement considéré comme impossible par la plupart des acteurs, la faillite de Lehman Brothers, se sont alors enclenchés toute une série de comportement qui avaient été parfaitement écrits dans Expectations in Economics près de 59 ans auparavant. On a vu la liquidité disparaître du marché interbancaire, en réaction justement à cette incertitude radicale provoquée par cet événement. L’introduction de règles d’arrêt(stop rules[104]), une pratique courante des agents, renvoie alors à la subjectivité de l’agent, mais aussi à l’évolution de ses préférences dans le cours même du processus de décision. Ces règles d’arrêt sont dictées à la fois par la psychologie du joueur (agressif ou prudent), mais aussi par l’objectif qu’il se fixe (en début de partie la victoire, en cours de partie la victoire ou le nul). En ce sens, la notion de règles d’arrêt utilisée par Simon est assez proche du mécanisme de décision imaginé en 1949 par G. Shackle[105]. Dans ce mécanisme en effet on trouve tout d’abord un processus de confrontation entre un résultat visé et la surprise potentielle que peut engendrer l’action devant conduire à ce résultat. Puis, cette confrontation est mise en perspective de la meilleure et de la pire des possibilités résultant du choix, avec une évaluation des extrêmes[106]. Il y a donc chez Shackle un mécanisme d’itération qui est à la fois limité et qui peut entraîner une révision, en cours de route, de l’objectif final.
Cela fonde ce que l’on peut appeler le Paradoxe de Shackle : la décentralisation de la décision induit l’incertitude endogène, mais cette dernière devrait logiquement paralyser la décision des acteurs décentralisés. De fait, si l’économie ne s’arrête pas, c’est bien parce que les agents font usage de choix heuristiques et non de calculs en situation d’incertitude. Mais, le Paradoxe de Shackle devient dès lors aussi un point de départ pour penser la nécessité absolue des institutions, point de départ qui peut être commun à divers courants, même si les réponses sont susceptibles d’être différentes[107].
On le voit et on le mesure, ces deux livres, et ces deux auteurs, ont encore aujourd’hui beaucoup de choses à nous apprendre.

Notes

[1] Sapir J., Les fluctuations économiques en URSS – 1941-1985, Editions de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Paris, novembre 1989.
[2] Et ce même si ma première spécialisation fut sur l’économie soviétique et la transition : Sapir J., “Régulation et transition: réflexions sur l’approche en terme de régulation à partir de l’expérience de la transition dans les économies de Type Soviétique”, in R. Boyer et T. Yamada (édits.), La Grande Transformation du Socialisme, Fujiwara-Shoten, Tokyo, 1993, (en japonais). Idem, “Crise et transition en URSS et en Russie”, in R.Boyer et Y.Saillard, (edits.), Théorie de la régulation – état des savoirs , Paris, La Découverte, février 1995, pp. 435-442.
[3] En particulier Aglietta M., Régulation et crise du capitalisme – L’exemple américain , Calmann-Levy, Paris, 1976. R. Boyer et J. Mistral, Accumulation, inflation et crise, PUF, Paris, 1978, A. Lipietz, Crise et inflation, pourquoi?, Maspéro, 1979.
[4] Sapir, J., “Théorie de la régulation, conventions, institutions et approches hétérodoxes de l’interdépendance des niveaux de décision”, in FORUM A. Vinokur (ed.), Décisions économiques , Économica, Paris, 1998, pp. 169-215.
[5] Aglietta M., Régulation et crise du capitalisme – L’exemple américain , op.cit.,
[6] Boyer B. et J. Mistral, Accumulation, inflation et crise, PUF, Paris, 1978 Boyer R., (ed.), Capitalismes, fin de siècle, PUF, Paris, 1986.
[7] Voir Bettelheim C., Calcul économique et formes de propriété, Maspéro, Paris, 1970
[8] A. Gerschenkron, Economic Backwardness in Historical Perspective – A Book of Essays, The Belknap Press of Harvard University Press, Cambridge, Mass., 1962.
[9] Ainsi, j’adhère toujours à ce que Michel Aglietta pouvait écrire dans la préface à la seconde édition de Régulation et crise du capitalisme – L’exemple américain quand il définissait la théorie de la Régulation comme: “(la théorie de) la genèse, du développement et du dépérissement des formes sociales, bref de la transformation dans laquelle se meuvent les séparations qui la constituent” et “Le mouvement social va donc de l’économique au politique et réciproquement, de l’exacerbation à la polarisation des conflits et à la transformation institutionnelle d’une part, d’une légitimité conventionnelle à des différenciations stabilisées permettant de dériver des relations macro-économiques dotées d’une permanence statistique d’autre part“. Aglietta M., , Régulation et crise du capitalisme …, op.cit., Avant-Propos de la 2ème édition, p. VI et VIII.
[10] Ce que l’on appelle, abusivement, le prix Nobel d’économie….
[11] Voir l’ouvrage de Gunnar Myrdal dont les opinions, exprimées en 1920, restent parfaitement d’actualité aujourd’hui. G. Myrdal, The Political Element in the Development of Economic Theory , Transaction Publishers, New Brunswick et Londres, 1990; première édition en anglais, 1954; première édition en suédois, 1930. Myrdal introduit dès 1939 la très importante distinction entre les opinion « ex ante » et « ex post » en économie : G. Myrdal, Monetary Equilibrium, W. Hodge, Londres, 1939.
[12] Simon H.A., “Rationality as Process and as Product of Thought”, in American Economic Review , vol. 68, n°2, 1978, pp. 1-16
[13] N.D. Kondratiev, Les grands cycles de la conjoncture, Economica, Paris, 1992.
[14] Shackle G.L.S., “On the Nature of Profit”, in G.L.S. Shackle, Business, Time and Thought. Selected papers of G.L.S. Shackle, edited by S.F. Frower, New York University Press, New York, 1988, pp. 107-123
[15] Shackle G.L.S., Expectations in Economics, Cambridge University Press, Cambridge, 1949
[16] Shackle G.L.S., Expectations in Economics, op.cit.
[17] Robinson J., The Accumulation of Capital, Londres, MacMillan, 1956.


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