Em Inglês https://consortiumnews.com/2017/07/26/macrons-maneuvers-on-the-new-cold-war/
Em Francês:
30 juillet 2017
3
Macron face à la nouvelle guerre froide américaine (Consortium News)
Diana JOHNSTONE
Le président français, Emmanuel Macron, s’est positionné comme un éventuel arbitre pour faciliter une réduction des tensions entre les États-Unis et la Russie, une démarche qui a du sens pour la France, mais qui peut provoquer les faucons officiels de Washington qui veulent intensifier la nouvelle guerre froide.
(Dennis Bernstein : )
J’ai interviewé la journaliste et historienne Diana Johnstone basée à Paris sur la récente visite de Trump à Paris. Johnstone est la co-auteur de From MAD to Madness : Inside the Pentagon’s Nuclear War Planning Machine [1], les mémoires de son père, Paul H. Johnstone, en tant qu’analyste principal du Groupe d’évaluation des armes stratégiques du Pentagone et co-auteur des Pentagon Papers. Je lui ai parlé par téléphone en France le 19 juillet.
Diana Johnstone : Eh bien, tout d’abord, il est clair qu’Emmanuel Macron a vu un avantage à être le seul ami d’un Trump dramatiquement isolé. Cette amitié pourrait renforcer la position de Macron dans ses relations avec l’Allemagne, la principale tâche de son mandat consistant à influencer l’Allemagne dans l’évolution de la politique de l’UE.
De plus, Macron est en mesure d’être un intermédiaire dans ce rapprochement entre Trump et Poutine, ce que bien sûr le Parti de la Guerre à Washington fait tout pour empêcher. Macron s’est donc placé dans une position intéressante.
Je pense que tous les quatre candidats en tête à la récente élection française auraient suivi la même voie, les autres probablement de manière plus résolue. C’était tout à fait dans l’intérêt de la France de changer sa politique étrangère. Les intellectuels qui s’occupent sérieusement, diplomates et autres, de la politique étrangère se rendent compte que cette politique visant le changement de régime en Syrie ne fonctionne pas et, en même temps, que les sanctions contre la Russie sont très nocives pour les économies française et européenne, alors qu’elles profitent aux États-Unis. Ce que Macron fait est donc sans doute ce que l’establishment français devait faire, quel que soit le candidat élu.
DB : Quelle est votre analyse sur cette folie du Russia-Gate ?
DJ : Eh bien, je ne suis pas psychiatre, mais vu d’ici en Europe, ce qui se passe est incroyable. Je viens de voir l’interview de Tucker Carlson avec Max Boot sur Fox News. Ce néoconservateur délirant de haine anti-russe est membre du Council of Foreign Relations [Conseil des Relations Extérieures], autrefois un cénacle de l’élite, alors qu’il devrait être sous traitement psychiatrique.
Bien sûr, la machine Clinton a pris le contrôle du Parti Démocrate et l’a transformé en Parti de la Guerre. Quel mal y a-t-il à parler à des étrangers ? L’idée même que parler aux Russes puisse constituer un acte de traîtrise est complètement insensée. À tout moment de l’histoire, même lorsque les gouvernements étaient réellement en guerre entre eux, ils maintenaient une sorte de contact, ne serait-ce que pour des raisons évidentes de renseignements. Maintenant, on ne veut rien savoir.
Essayer de criminaliser et d’interdire tout contact à un niveau plus ou moins officiel avec les Russes va au-delà de la pratique diplomatique traditionnelle, même en temps de guerre. Je pense que le problème à Washington est qu’il y sévit un véritable Parti de la Guerre prêt à aller jusqu’à la guerre nucléaire pour empêcher que la Russie puisse mettre en question l’hégémonie américaine.
DB : La grande histoire au G-20 était que Trump parlait à Poutine et devait donc être inculpé pour trahison, lui et toute sa famille.
DJ : Je suis sûre que les Russes en tirent la conclusion que nous allons vers la guerre. Que peuvent-ils comprendre d’autre ? Nous faisons tout pour convaincre les Russes que nous nous préparons à leur faire la guerre, quel qu’en soit le prix. Bien sûr, cela les oblige à renforcer leurs capacités militaires afin de pouvoir réagir. Poutine a constamment fait des gestes amicaux envers les États-Unis et ils ont simplement été ignorés. La seule explication possible est que nous sommes irrévocablement hostiles.
Rappelons qu’en 2013, Obama s’est retrouvé coincé par sa rhétorique sur la ’ligne rouge’, ayant promis que les États-Unis frapperaient la Syrie en cas d’utilisation d’armes chimiques. Naturellement, les médias occidentaux se pressaient de blâmer Assad, alors que depuis il a été bien établi par des enquêteurs très sérieux, dont Seymour Hersh, que cette utilisation d’armes chimiques n’était qu’une opération sous fausse bannière, visant à provoquer l’intervention américaine directe.
Avec beaucoup de tact, les diplomates russes ont proposé de sortir de l’impasse en organisant une opération internationale pour déposséder la Syrie de son arsenal chimique. Cela a très bien marché, offrant une illustration des bienfaits potentiels d’une coopération entre Moscou et Washington. Cette belle réussite prometteuse est tombée dans le trou noir de l’inconscience occidentale. Maintenant, tout le monde au sein de l’OTAN déplore « la faiblesse » d’Obama qui a raté l’occasion de bombarder Damas, en tirant la conclusion qu’il faut réagir de manière « plus forte ».
DB : Quel est votre avis sur la récente réunion du G-20 à Hambourg et la réponse populaire ?
DJ : Je ne pense pas que cette réponse ait été très bien réfléchie. Beaucoup ne se rendent pas compte que le G-20 est, en réalité, un pas vers une réduction de la domination occidentale, car il comprend des nations non-occidentales très peuplées - la Russie, la Chine, l’Indonésie, etc. La réaction de la rue était très simpliste : « Ils sont le pouvoir et nous sommes contre. » Aucun discernement entre différents problèmes. Les violences ont éclipsé l’importance de la rencontre entre Poutine et Trump. Cette manifestation de rage populaire ne s’exprimait pas contre les multiples gestes belliqueux des dirigeants occidentaux mais contre une réunion qui essayait d’améliorer la communication internationale.
DB : Que pensez-vous de la controverse autour de l’Union européenne et du rôle de la France ?
DJ : l’Union européenne est totalement déséquilibrée parce que l’Allemagne est maintenant une nation exportatrice à faible coût du travail, qui maintient un déséquilibre commercial important avec ses partenaires. Deux des autres candidats en tête dans la course à la présidence française étaient très critiques de l’UE et ont même laissé planer la possibilité d’une sortie de l’euro.
Macron a été mis en place par l’establishment pour sauver l’Union européenne. Il est clair que la mission de Macron est de persuader les Allemands d’adopter une politique qui permettra aux autres pays de se développer économiquement au lieu d’être étranglés comme ils le sont actuellement. Je ne sais pas s’il réussira, mais c’est une des raisons pour lesquelles il veut que Trump et Poutine soient de son côté, pour remplacer Merkel en tant que figure dominante dans l’UE.
DB : Vous venez de sortir un livre incroyablement important intitulé From Mad to Madness : Inside the Pentagon’s Nuclear War Planning Machine. Votre père, Paul H. Johnstone, était analyste principal du Groupe d’évaluation des armes stratégiques au Pentagone. Vous avez repris les mémoires et commentaires qu’il a écrits sur le sujet. Lorsque Daniel Ellsberg a publié les Pentagon Papers, il a fait une chose d’une énorme importance. Mais ce n’est pas lui qui a écrit les Pentagon Papers, ils l’ont été par des planificateurs de la guerre. Votre père en était l’un des co-auteurs. Pouvez-vous décrire le travail de votre père pour le Pentagone ?
DJ : Un projet qu’il avait initié s’appelait « les études d’incidents critiques », qui visait à informer les dirigeants sur le vrai déroulement de situations de crise, qui échappent aux prévisions. Deux de ces études de crise sont dans le livre, l’une porte sur le Laos et l’autre sur la crise de Berlin. Fait intéressant, la sécurité était tellement draconienne qu’il n’avait plus accès à ses propres analyses, et a dû les réécrire de mémoire. Fondamentalement, son idée était d’essayer d’éduquer ces dirigeants sur les incertitudes liées à leurs décisions.
Voyez-vous, le Pentagone dresse des plans d’intervention militaire en tous genres, pour répondre aux crises théoriques, mais les dirigeants n’ont le temps de lire que des résumés, qui essaient généralement de présenter un côté positif et de faire valoir que « en tout cas, les Etats-Unis seront victorieux ». En fait, les dirigeants au sommet ne comprennent pas très bien vers quoi ils risquent d’entraîner le pays. Les Pentagon Papers étaient une telle étude commandée par Robert McNamara pour tenter de déterminer comment diable étions-nous entrés dans ce bourbier au Vietnam. Ainsi, alors que les Pentagon Papers étaient une révélation majeure pour le public, l’élite dirigeante savait déjà qu’elle ne pouvait pas gagner cette guerre. Cela ne l’a pas empêchée de continuer pendant quelques années encore.
DB : Vous écrivez dans le livre : ’Théoriser sur la guerre nucléaire était une sorte d’exercice de virtuose dans la création d’un monde imaginaire dans lequel toutes les déclarations doivent être cohérentes les unes avec les autres, mais rien ne doit être cohérent avec la réalité, car il n’y avait aucune réalité pour les valider’.
DJ : C’est la description par mon père de ce qu’ils faisaient. Il en était évidemment plus conscient que la plupart de ses collègues. Il connaissait bien Paul Nitze [2] qu’il trouvait personnellement sympathique. Mais il ne comprenait pas comment une personne aussi cultivée que Nitze pouvait être si aveugle sur l’Union soviétique, en pensant qu’ils voulaient sans cesse nous attaquer.
Aujourd’hui, nous voyons la même mentalité, des gens apparemment intelligents qui sont totalement paranoïaques envers la Russie. Vous savez, le mouvement contre la guerre pensait avoir appris quelque chose du Vietnam, mais c’est le Parti de la Guerre qui a appris à bien contrôler l’opposition. Aujourd’hui il n’y a plus d’opposition sérieuse à la guerre.
DB : Un des points importants soulignés dans votre livre est que, quoiqu’en disent les analystes, une guerre nucléaire entraîne une destruction mutuelle.
DJ : Parfois, les analystes l’ont reconnu dans le passé mais la planification continue. C’est de la folie. L’irréalisme de ce qui se passe au Pentagone trouve sa contrepartie dans à l’irréalisme que l’on constate maintenant dans les milieux dirigeants à Washington. Il y a la folie de la planification de guerre au Pentagone : ’Nous avons ces nouvelles armes merveilleuses, maintenant décidons comment les utiliser’. Et en même temps, une folie croissante a pris possession de la classe politique qui dit : ’Ouais, génial, on y va !’
C’est une situation incroyablement dangereuse et les gens semblent endormis. Nous avons vu des milliers de femmes dans les rues pour protester contre une remarque que Trump avait fait il y a onze ans, mais on ne dit rien pour empêcher que le monde n’explose d’une minute à l’autre. Il me semble qu’il y a une absence de priorités aux États-Unis chez ceux qui gardent un peu de santé morale.
DB : La première partie de votre livre est intitulée ’The World of Target Planning’.
DJ : Cela a commencé dans la Deuxième Guerre mondiale. A l’origine de sa carrière, mon père travaillait au ministère de l’Agriculture avec Henry Wallace, c’était le cœur du New Deal, ce qui comptait était d’aider les gens à vivre bien dans la paix. Après 1941, Wallace et mon père se trouvaient dans la guerre économique contre l’ennemi. Le pays n’en est jamais sorti.
La religion des États-Unis est devenue la destruction totale de l’ennemi. Avec nous, c’est toujours la capitulation inconditionnelle. Il ne suffit pas de vaincre un ennemi, il faut le détruire. Ceci est étroitement lié à la possession d’armes nucléaires, à l’idée de destruction totale plutôt qu’à une simple défaite. Ca fait partie de l’extrême arrogance intégrée dans la culture américaine : nous ne devons jamais perdre, nous devons toujours gagner. […]
Des études très importantes sur les bombardements stratégiques au cours de la Seconde Guerre mondiale ont conclu que ce n’était pas le bombardement stratégique qui a gagné la guerre. Cependant, ce mythe a été perpétué jusqu’à nos jours, que le bombardement stratégique gagne des guerres. Cela continue parce que l’armée de l’air a besoin de beaucoup d’argent pour continuer son business.
Au cours de la guerre du Vietnam, la question fut posée aux experts quant à savoir quel serait l’effet d’un bombardement du Nord. Ils ont conclu qu’il ne ferait que « ressouder l’ennemi contre nous ». Mais la Force aérienne voulait bombarder et a obtenu gain de cause. Ils voulaient participer à l’action. La politique de Washington joue un rôle très important dans le déclenchement de ces guerres. Donc, même lorsque les services de renseignement arrivent à produire quelque chose qui a du sens, c’est généralement ignoré.
Tout cela semblait diminuer un peu avec la reconnaissance de la notion de « destruction mutuelle assurée ». Le problème est que, depuis l’effondrement de l’Union soviétique, l’arrogance des États-Unis - qui a fait que Truman, par exemple, décide de larguer la bombe atomique sur le Japon après que le Japon ait déjà été vaincu - est de retour, de plus en plus radicale.
Lorsque Poutine, en 2007, a déclaré qu’il voulait un monde multipolaire plutôt qu’un monde unipolaire, alors la Russie et Poutine sont devenus l’ennemi. De plus, nous avons Dieu et le dollar de notre côté et nous pouvons faire n’importe quoi. Au cours de la guerre froide, il y avait une certaine prudence au sommet, chez Eisenhower et Kennedy. Aujourd’hui, toute prudence s’est évaporée. Quelqu’un comme Steven Cohen, par exemple, un authentique expert sur la Russie, est effectivement marginalisé parce qu’il n’est pas sur la ligne anti-russe. Quand le Président élu semble vouloir faire la paix avec Poutine, il est traité par les médias, les services de renseignement et même des membres de son propre parti comme un traitre en puissance.
DB : Il existe une section dans votre livre intitulé « Imagining Doomsday », qui décrit les efforts du Weapons Systems Evaluation Group pour étudier les implications des retombées radioactives. J’imagine qu’ils reviennent maintenant sur ces choses, c’est l’information qu’ils doivent avoir.
DJ : Eh bien, on suppose qu’ils sont en train de revoir les armes pour les rendre plus puissants et moins radioactives. Toutes ces activités sont liées à la mise en place d’un « bouclier » en Europe de l’Est, destiné à donner aux États-Unis une capacité de première frappe. Contrairement à ce qu’on prétend, le bouclier n’est pas destiné à nous protéger de l’agression russe, il est censé nous protéger contre les représailles russes. Ça ne marchera pas, mais c’est la dernière illusion.
Diana Johnstone
interviewée par Dennis Bernstein pour Consortium News
* * *
Dennis Bernstein : Diana, quelle est votre réaction à la récente visite de Trump à Paris pour rencontrer Emmanuel Macron ?Diana Johnstone : Eh bien, tout d’abord, il est clair qu’Emmanuel Macron a vu un avantage à être le seul ami d’un Trump dramatiquement isolé. Cette amitié pourrait renforcer la position de Macron dans ses relations avec l’Allemagne, la principale tâche de son mandat consistant à influencer l’Allemagne dans l’évolution de la politique de l’UE.
De plus, Macron est en mesure d’être un intermédiaire dans ce rapprochement entre Trump et Poutine, ce que bien sûr le Parti de la Guerre à Washington fait tout pour empêcher. Macron s’est donc placé dans une position intéressante.
Je pense que tous les quatre candidats en tête à la récente élection française auraient suivi la même voie, les autres probablement de manière plus résolue. C’était tout à fait dans l’intérêt de la France de changer sa politique étrangère. Les intellectuels qui s’occupent sérieusement, diplomates et autres, de la politique étrangère se rendent compte que cette politique visant le changement de régime en Syrie ne fonctionne pas et, en même temps, que les sanctions contre la Russie sont très nocives pour les économies française et européenne, alors qu’elles profitent aux États-Unis. Ce que Macron fait est donc sans doute ce que l’establishment français devait faire, quel que soit le candidat élu.
DB : Quelle est votre analyse sur cette folie du Russia-Gate ?
DJ : Eh bien, je ne suis pas psychiatre, mais vu d’ici en Europe, ce qui se passe est incroyable. Je viens de voir l’interview de Tucker Carlson avec Max Boot sur Fox News. Ce néoconservateur délirant de haine anti-russe est membre du Council of Foreign Relations [Conseil des Relations Extérieures], autrefois un cénacle de l’élite, alors qu’il devrait être sous traitement psychiatrique.
Bien sûr, la machine Clinton a pris le contrôle du Parti Démocrate et l’a transformé en Parti de la Guerre. Quel mal y a-t-il à parler à des étrangers ? L’idée même que parler aux Russes puisse constituer un acte de traîtrise est complètement insensée. À tout moment de l’histoire, même lorsque les gouvernements étaient réellement en guerre entre eux, ils maintenaient une sorte de contact, ne serait-ce que pour des raisons évidentes de renseignements. Maintenant, on ne veut rien savoir.
Essayer de criminaliser et d’interdire tout contact à un niveau plus ou moins officiel avec les Russes va au-delà de la pratique diplomatique traditionnelle, même en temps de guerre. Je pense que le problème à Washington est qu’il y sévit un véritable Parti de la Guerre prêt à aller jusqu’à la guerre nucléaire pour empêcher que la Russie puisse mettre en question l’hégémonie américaine.
DB : La grande histoire au G-20 était que Trump parlait à Poutine et devait donc être inculpé pour trahison, lui et toute sa famille.
DJ : Je suis sûre que les Russes en tirent la conclusion que nous allons vers la guerre. Que peuvent-ils comprendre d’autre ? Nous faisons tout pour convaincre les Russes que nous nous préparons à leur faire la guerre, quel qu’en soit le prix. Bien sûr, cela les oblige à renforcer leurs capacités militaires afin de pouvoir réagir. Poutine a constamment fait des gestes amicaux envers les États-Unis et ils ont simplement été ignorés. La seule explication possible est que nous sommes irrévocablement hostiles.
Rappelons qu’en 2013, Obama s’est retrouvé coincé par sa rhétorique sur la ’ligne rouge’, ayant promis que les États-Unis frapperaient la Syrie en cas d’utilisation d’armes chimiques. Naturellement, les médias occidentaux se pressaient de blâmer Assad, alors que depuis il a été bien établi par des enquêteurs très sérieux, dont Seymour Hersh, que cette utilisation d’armes chimiques n’était qu’une opération sous fausse bannière, visant à provoquer l’intervention américaine directe.
Avec beaucoup de tact, les diplomates russes ont proposé de sortir de l’impasse en organisant une opération internationale pour déposséder la Syrie de son arsenal chimique. Cela a très bien marché, offrant une illustration des bienfaits potentiels d’une coopération entre Moscou et Washington. Cette belle réussite prometteuse est tombée dans le trou noir de l’inconscience occidentale. Maintenant, tout le monde au sein de l’OTAN déplore « la faiblesse » d’Obama qui a raté l’occasion de bombarder Damas, en tirant la conclusion qu’il faut réagir de manière « plus forte ».
DB : Quel est votre avis sur la récente réunion du G-20 à Hambourg et la réponse populaire ?
DJ : Je ne pense pas que cette réponse ait été très bien réfléchie. Beaucoup ne se rendent pas compte que le G-20 est, en réalité, un pas vers une réduction de la domination occidentale, car il comprend des nations non-occidentales très peuplées - la Russie, la Chine, l’Indonésie, etc. La réaction de la rue était très simpliste : « Ils sont le pouvoir et nous sommes contre. » Aucun discernement entre différents problèmes. Les violences ont éclipsé l’importance de la rencontre entre Poutine et Trump. Cette manifestation de rage populaire ne s’exprimait pas contre les multiples gestes belliqueux des dirigeants occidentaux mais contre une réunion qui essayait d’améliorer la communication internationale.
DB : Que pensez-vous de la controverse autour de l’Union européenne et du rôle de la France ?
DJ : l’Union européenne est totalement déséquilibrée parce que l’Allemagne est maintenant une nation exportatrice à faible coût du travail, qui maintient un déséquilibre commercial important avec ses partenaires. Deux des autres candidats en tête dans la course à la présidence française étaient très critiques de l’UE et ont même laissé planer la possibilité d’une sortie de l’euro.
Macron a été mis en place par l’establishment pour sauver l’Union européenne. Il est clair que la mission de Macron est de persuader les Allemands d’adopter une politique qui permettra aux autres pays de se développer économiquement au lieu d’être étranglés comme ils le sont actuellement. Je ne sais pas s’il réussira, mais c’est une des raisons pour lesquelles il veut que Trump et Poutine soient de son côté, pour remplacer Merkel en tant que figure dominante dans l’UE.
DB : Vous venez de sortir un livre incroyablement important intitulé From Mad to Madness : Inside the Pentagon’s Nuclear War Planning Machine. Votre père, Paul H. Johnstone, était analyste principal du Groupe d’évaluation des armes stratégiques au Pentagone. Vous avez repris les mémoires et commentaires qu’il a écrits sur le sujet. Lorsque Daniel Ellsberg a publié les Pentagon Papers, il a fait une chose d’une énorme importance. Mais ce n’est pas lui qui a écrit les Pentagon Papers, ils l’ont été par des planificateurs de la guerre. Votre père en était l’un des co-auteurs. Pouvez-vous décrire le travail de votre père pour le Pentagone ?
DJ : Un projet qu’il avait initié s’appelait « les études d’incidents critiques », qui visait à informer les dirigeants sur le vrai déroulement de situations de crise, qui échappent aux prévisions. Deux de ces études de crise sont dans le livre, l’une porte sur le Laos et l’autre sur la crise de Berlin. Fait intéressant, la sécurité était tellement draconienne qu’il n’avait plus accès à ses propres analyses, et a dû les réécrire de mémoire. Fondamentalement, son idée était d’essayer d’éduquer ces dirigeants sur les incertitudes liées à leurs décisions.
Voyez-vous, le Pentagone dresse des plans d’intervention militaire en tous genres, pour répondre aux crises théoriques, mais les dirigeants n’ont le temps de lire que des résumés, qui essaient généralement de présenter un côté positif et de faire valoir que « en tout cas, les Etats-Unis seront victorieux ». En fait, les dirigeants au sommet ne comprennent pas très bien vers quoi ils risquent d’entraîner le pays. Les Pentagon Papers étaient une telle étude commandée par Robert McNamara pour tenter de déterminer comment diable étions-nous entrés dans ce bourbier au Vietnam. Ainsi, alors que les Pentagon Papers étaient une révélation majeure pour le public, l’élite dirigeante savait déjà qu’elle ne pouvait pas gagner cette guerre. Cela ne l’a pas empêchée de continuer pendant quelques années encore.
DB : Vous écrivez dans le livre : ’Théoriser sur la guerre nucléaire était une sorte d’exercice de virtuose dans la création d’un monde imaginaire dans lequel toutes les déclarations doivent être cohérentes les unes avec les autres, mais rien ne doit être cohérent avec la réalité, car il n’y avait aucune réalité pour les valider’.
DJ : C’est la description par mon père de ce qu’ils faisaient. Il en était évidemment plus conscient que la plupart de ses collègues. Il connaissait bien Paul Nitze [2] qu’il trouvait personnellement sympathique. Mais il ne comprenait pas comment une personne aussi cultivée que Nitze pouvait être si aveugle sur l’Union soviétique, en pensant qu’ils voulaient sans cesse nous attaquer.
Aujourd’hui, nous voyons la même mentalité, des gens apparemment intelligents qui sont totalement paranoïaques envers la Russie. Vous savez, le mouvement contre la guerre pensait avoir appris quelque chose du Vietnam, mais c’est le Parti de la Guerre qui a appris à bien contrôler l’opposition. Aujourd’hui il n’y a plus d’opposition sérieuse à la guerre.
DB : Un des points importants soulignés dans votre livre est que, quoiqu’en disent les analystes, une guerre nucléaire entraîne une destruction mutuelle.
DJ : Parfois, les analystes l’ont reconnu dans le passé mais la planification continue. C’est de la folie. L’irréalisme de ce qui se passe au Pentagone trouve sa contrepartie dans à l’irréalisme que l’on constate maintenant dans les milieux dirigeants à Washington. Il y a la folie de la planification de guerre au Pentagone : ’Nous avons ces nouvelles armes merveilleuses, maintenant décidons comment les utiliser’. Et en même temps, une folie croissante a pris possession de la classe politique qui dit : ’Ouais, génial, on y va !’
C’est une situation incroyablement dangereuse et les gens semblent endormis. Nous avons vu des milliers de femmes dans les rues pour protester contre une remarque que Trump avait fait il y a onze ans, mais on ne dit rien pour empêcher que le monde n’explose d’une minute à l’autre. Il me semble qu’il y a une absence de priorités aux États-Unis chez ceux qui gardent un peu de santé morale.
DB : La première partie de votre livre est intitulée ’The World of Target Planning’.
DJ : Cela a commencé dans la Deuxième Guerre mondiale. A l’origine de sa carrière, mon père travaillait au ministère de l’Agriculture avec Henry Wallace, c’était le cœur du New Deal, ce qui comptait était d’aider les gens à vivre bien dans la paix. Après 1941, Wallace et mon père se trouvaient dans la guerre économique contre l’ennemi. Le pays n’en est jamais sorti.
La religion des États-Unis est devenue la destruction totale de l’ennemi. Avec nous, c’est toujours la capitulation inconditionnelle. Il ne suffit pas de vaincre un ennemi, il faut le détruire. Ceci est étroitement lié à la possession d’armes nucléaires, à l’idée de destruction totale plutôt qu’à une simple défaite. Ca fait partie de l’extrême arrogance intégrée dans la culture américaine : nous ne devons jamais perdre, nous devons toujours gagner. […]
Des études très importantes sur les bombardements stratégiques au cours de la Seconde Guerre mondiale ont conclu que ce n’était pas le bombardement stratégique qui a gagné la guerre. Cependant, ce mythe a été perpétué jusqu’à nos jours, que le bombardement stratégique gagne des guerres. Cela continue parce que l’armée de l’air a besoin de beaucoup d’argent pour continuer son business.
Au cours de la guerre du Vietnam, la question fut posée aux experts quant à savoir quel serait l’effet d’un bombardement du Nord. Ils ont conclu qu’il ne ferait que « ressouder l’ennemi contre nous ». Mais la Force aérienne voulait bombarder et a obtenu gain de cause. Ils voulaient participer à l’action. La politique de Washington joue un rôle très important dans le déclenchement de ces guerres. Donc, même lorsque les services de renseignement arrivent à produire quelque chose qui a du sens, c’est généralement ignoré.
Tout cela semblait diminuer un peu avec la reconnaissance de la notion de « destruction mutuelle assurée ». Le problème est que, depuis l’effondrement de l’Union soviétique, l’arrogance des États-Unis - qui a fait que Truman, par exemple, décide de larguer la bombe atomique sur le Japon après que le Japon ait déjà été vaincu - est de retour, de plus en plus radicale.
Lorsque Poutine, en 2007, a déclaré qu’il voulait un monde multipolaire plutôt qu’un monde unipolaire, alors la Russie et Poutine sont devenus l’ennemi. De plus, nous avons Dieu et le dollar de notre côté et nous pouvons faire n’importe quoi. Au cours de la guerre froide, il y avait une certaine prudence au sommet, chez Eisenhower et Kennedy. Aujourd’hui, toute prudence s’est évaporée. Quelqu’un comme Steven Cohen, par exemple, un authentique expert sur la Russie, est effectivement marginalisé parce qu’il n’est pas sur la ligne anti-russe. Quand le Président élu semble vouloir faire la paix avec Poutine, il est traité par les médias, les services de renseignement et même des membres de son propre parti comme un traitre en puissance.
DB : Il existe une section dans votre livre intitulé « Imagining Doomsday », qui décrit les efforts du Weapons Systems Evaluation Group pour étudier les implications des retombées radioactives. J’imagine qu’ils reviennent maintenant sur ces choses, c’est l’information qu’ils doivent avoir.
DJ : Eh bien, on suppose qu’ils sont en train de revoir les armes pour les rendre plus puissants et moins radioactives. Toutes ces activités sont liées à la mise en place d’un « bouclier » en Europe de l’Est, destiné à donner aux États-Unis une capacité de première frappe. Contrairement à ce qu’on prétend, le bouclier n’est pas destiné à nous protéger de l’agression russe, il est censé nous protéger contre les représailles russes. Ça ne marchera pas, mais c’est la dernière illusion.
Diana Johnstone
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