La catastrophe de Gènes, l’Union européennes et la crise de sous-investissement que connaît l’Italie, par Jacques Sapir
La catastrophe de Gènes, l’effondrement du pont Morandi, a bouleversé l’Italie et, au-delà, a choqué profondément la population française. L’écroulement d’une infrastructure de cette sorte pose d’innombrables questions. Tout d’abord, comment une telle catastrophe est-elle possible ? Des dizaines de millions d’automobilistes empruntent tous les ans ces grands ouvrages d’art. Comment se fait-il que l’entretien ait pu être aussi défectueux ?
Ce n’est pas la première fois qu’un accident de cette nature. Rappelons-nous la catastrophe de Brétigny en France. Au-delà, des catastrophes ferroviaires en Belgique et en Grande-Bretagne ont montré le délabrement des infrastructures. En Italie, ce ne sont pas moins de 11 ponts qui se sont effondrés depuis ces cinq dernières années. Sans préjudice d’une étude plus exhaustive, il faut revenir sur cette catastrophe qui a causé au moins 39 morts.
1 – De quoi le pont Morandi est-il le symbole ?
Le pont Morandi, mis en service en 1967, était à l’époque un ouvrage d’art audacieux. Mais, sa conception impliquait qu’il vieillirait mal, et les études menées à l’époque ont sous-estimé ce problème[1]. L’autoroute à laquelle il appartient fait partie des autoroutes privatisées, ou plus précisément cédées en concessions, en 1999, à l’impulsion de Romano Prodi, Président du Conseil de mai 1996 à octobre 1998 et de Massimo D’Alema qui lui succéda, deux hommes politiques du centre-gauche. La concession de l’autoroute Milan-Gènes a été accordée en 2007 au groupe Benetton soit sous le gouvernement de Silvio Berlusconi. Cette privatisation s’est faite dans des conditions discutables. Ainsi, le contrat de concession ne fut jamais rendu public et il est même couvert par le secret d’Etat[2].
Symbole donc de cette mise en concession des infrastructures autoroutières, la situation du pont Morandi est complexe. La société concessionnaire (jusqu’en 2038) est Autostrade Per l’Italia une société qui est la propriété à 88% du consortium Atlantia[3]. Ce consortium détient près de 50% du réseau autoroutier de l’Italie, et de nombreuses autres infrastructures (dont les aéroports de Nice et de Cannes en France). Ce consortium a lui-même une structure de propriété assez complexe.
Graphique 1
Structure de la propriété
Près de 45,5% des actions sont sur les marchés financiers. Sur les 54,5% restant, le principal actionnaire est Sintonia (Edizione) qui appartient à la famille Benetton. Cette dernière est donc bien la responsable en dernier ressort.
Par ailleurs, Atlantia a acquis des sociétés en France, en Pologne, au Brésil et en Inde, ainsi que, récemment, en Espagne. Elle a ainsi acquise le groupe espagnol Abertis qui a nommé comme l’un de ses directeurs en novembre 2016 M. Enrico Letta, qui fut le Président du Conseil italien en 2013-2014[4].
La confusion des genres est ainsi évidente entre le monde des affaires (la famille Benetton), les banques et l’élite politique italienne. Mais, au-delà de cette collusion, on voit apparaître la responsabilité de l’UE qui a fait de multiples pressions, directes (au nom de la sacro-sainte concurrence) ou indirecte (en pressant l’Italie de réduire son déficit) pour que l’on arrive à cette situation où les autoroutes sont, de fait, en gestion privée, et cela dans des conditions d’opacité peu communes.
2 – La place d’Autostrade Per l’Italia dans le « système » Atlantia
Si l’on regarde de plus près les comptes d’Autostrade Per l’Italia on constate que cette société a fait des profits très importants. Des profits que l’on peut même trouver excessifs. Que l’on en juge :
Graphique 2
Bilan d’Autostrade Per l’Italia
Années 2016 et 2017
Source : https://www.autostrade.it/documents/10279/4408513/Relazione_finanziaria_annual_ASPI_2017_completa.pdfet https://scenarieconomici.it/quanto-super-guadagna-autostrade-per-litalia-rispetto-alla-gestione-anas-leggete-e-divertitevi/
On constate que ce que l’on appelle l’EBIT (soit Earnings Before Interest and Taxes) ou Revenus avant le paiement des intérêts et des impôts représente, en % de recettes pour 2016 pas moins de 49,3% et pour 2017 environ 48,5%. Autrement dit, cette société dégageait une somme d’argent extrêmement importante qui, une fois les impôts et les intérêts payés, pouvait être supérieur au milliard d’euros, soit près de 25% du chiffre d’affaires d’environ 4 milliards en 2017. Autrement dit, Autostrade Per L’Italia était ce que l’on appelle vulgairement la « machine à cash » du consortium Atlantia.
Comment pouvait elle jouer ce rôle ? Quand on regarde le bilan d’API on constate qu’elle dépensait très peu pour l’entretien des autoroutes : en 2017 seulement 85 millions d’euros[5]. Il semble bien, de plus, que les coûts d’entretien soient beaucoup plus élevés dans le secteur privé que dans le secteur public.
On en arrive à une première conclusion : API a sous-entretenu le réseau dont elle avait la responsabilité, afin de pouvoir payer grassement ses « propriétaires », soit la société Atlantia qui utilisait cet argent pour se livrer à de nouvelles acquisitions à l’international. Compte tenu du fait qu’API appartenait à 88% à Atlantia, la responsabilité de cette politique, qu’il faut bien appeler de catastrophique au vue de la tragédie du pont Morandi, repose en réalité sur Atlantia. Et, cette société appartenant de fait à la famille Benetton, via l’actionnaire majoritaire d’Atlantia qui est la société Sintonia, c’est sur les propriétaires de Sintonia que doit retomber le blame.
3 – Une situation générale en Italie
De fait, cette situation ne fait que mettre en lumière la tragique réduction des investissements, qu’ils soient publics ou privés, que l’Italie connaît depuis 2008, soit depuis la crise de 2008 mais aussi depuis le gouvernement de Mario Monti à partir de 2011.
Graphique 3
Situation des investissements en Italie
Source : Base de donnée du FMI et Compte Publics Territoriaux Italiens, Rome, n°4/2017. http://www.agenziacoesione.gov.it/opencms/export/sites/dps/it/documentazione/CPT/Temi/Temi_4_Rapporto_CPT_2017.pdf
Les investissements, qui augmentaient régulièrement depuis 2000, ont été victimes tout d’abord (et comme dans de très nombreux pays) de la crise financière de 2007-2009, puis, de la politique d’austérité imposée par les gouvernements de centre-gauche, sous la pression de l’Union européenne. Si la chute des investissements publics est moins spectaculaire que celle du total des investissements, elle est importante néanmoins. L’Italie investit moins (en 2011-2015) que ce qu’elle investissait en 2000.
C’est le résultat tant des pressions de l’Union européenne qui, sous le prétexte de la concurrence, poussent à la privatisations des infrastructures (comme avec le cas des barrages en France), d’une politique budgétaire inepte, menée elle aussi sous la pression de l’UE mais aussi de la BCE, tant pas les gouvernements de centre-gauche que de centre-droit, et d’une logique de financiarisation que l’on voit parfaitement à l’œuvre dans le trio API-Atlantia-Sintonia.
La catastrophe du pont Morandi montre, une fois de plus après les nombreuses catastrophes similaires qui se sont produites depuis ces dernières années, que cette politique de sous-investissement produit des résultats criminels.
Notes
[1] http://www.lastampa.it/2018/08/17/italia/ignorati-i-dossier-delluniversit-piloni-deformi-e-cavi-ossidati-m74lzXn9Y9i1tNKlFYYfLM/premium.html
[2] https://www.ilfattoquotidiano.it/2018/08/16/ponte-morandi-costi-benefici-e-modalita-della-revoca-ad-autostrade-ma-gli-accordi-siglati-con-i-concessionari-sono-top-secret/4561884/
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