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10 de novembro de 2018

Soberania- Itália

                                 Junker face ao Orçamento Italiano
Orçamento e soberania Jacques Sapir
La crise qui oppose actuellement l’Italie à la Commission européenne sur le projet de budget italien, suite à sa publication[1], porte en apparence sur des pourcentages[2]. En réalité, elle concerne la question essentielle de savoir qui est légitime pour décider du budget italien : le gouvernement issu d’élections démocratiques ou la Commission et ses divers appendices qui prétendent imposer des règles issues des traités. Cette question est aujourd’hui fondamentale : gouverne-t-on au nom du peuple ou au nom des règles ? Elle a des implications évidentes : qui a le pouvoir de gouverner, le législateur dont la légitimité est issue de la souveraineté démocratique ou le juge qui gouverne au nom d’un droit ?

Derrière donc la question du pourcentage de déficit autorisé ou refusé au gouvernement italien ne se pose pas seulement la question du bien fondé de la décision italienne[3], mais aussi la question de savoir si l’Italie est encore une nation souveraine. Cela explique que les soutiens au gouvernement italiens sont venus de tout partis qui font de la souveraineté un des fondements de la politique, et en particulier de la France Insoumise[4]. La question de la souveraineté est donc en réalité centrale dans cette confrontation. L’aspiration à la souveraineté des peuples s’exprime aujourd’hui dans de multiples pays, et sous des formes différentes. Pourtant, cette souveraineté est mise en cause par la pratique des institutions de l’Union Européenne. Les déclarations qu’avait faites Jean-Claude Juncker lors de l’élection grecque de janvier 2015 en portent témoignage[5

La souveraineté primordiale

Le conflit entre la souveraineté des nations, et donc des peuples, et la logique de la gouvernance de l’Union européenne n’est pas nouvelle.

Ce que le comportement de l’UE et des institutions de la zone Euro met en cause c’est fondamentalement cette garantie de la démocratie et de la liberté qu’est la souveraineté[6]. Si nos décisions de citoyens devaient être d’emblée limitées par un pouvoir supérieur, quelle utilité il y aurait-il à ce que nous fassions cause commune ? Et, s’il n’y a plus d’utilité ni de nécessité à ce que les citoyens fassent cause commune, se rassemblent autour de cet « res publica », si chère aux anciens romains[7], quelles seront les barrières face à la montée des communautarismes, voire de l’anomie qui détruira nos sociétés ?
Le maintien de ce passage de l’individuel au collectif est en réalité une impérieuse nécessité face aux crises, tant économiques et sociales que politiques et culturelles que nous traversons. Et la démocratie dans l’exercice des choix implique que des décisions puissent être prises, et que ces dernières ne puissent être bornées au préalable par des règles ou des traités. La Commission rappelle régulièrement que des traités ont été signés, de Maastricht à Lisbonne. Il faut ici se rappeler que nulle génération n’a le droit d’enchaîner par ses choix les suivantes, comme l’écrivait l’un des pères de la constitution américaine[8].
Mais, la souveraineté est aussi fondamentale à la distinction entre le juste et le légal, entre la légitimité et la légalité, ce que Carl Schmitt montre dans son ouvrage de 1932[9]. Fondamentalement, être souverain, c’est avoir la capacité de décider[10], ce que le même Carl Schmitt a exprimé aussi dans la forme « Est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle »[11]. Car, la contrainte inhérente dans chaque acte juridique ne peut se justifier uniquement du point de vue de la légalité, qui par définition est toujours formelle. La prétendue primauté que le positivisme juridique[12] entend conférer à la légalité aboutit, en réalité, à un système total, imperméable à toute contestation. Cela a historiquement permis la justification de régimes iniques, comme celui de l’apartheid en Afrique du sud, ainsi que le montrent les travaux de David Dyzenhaus[13]. Mais, ce positivisme juridique a un avantage déterminant dans le monde politique actuel. C’est lui qui permet, ou qui est censé permettre, à un politicien « libéral » de prétendre à la pureté originelle et non pas aux mains sales du Prince d’antan comme le montre bien Bellamy[14].

La souveraineté et la démocratie

On le voit, la question de la souveraineté est primordiale. C’est cette souveraineté qui permet la liberté de la communauté politique, de ce que l’on nomme le peuple, soit l’ensemble des citoyens, ces individus qui se reconnaissent dans des institutions politiques, leg que nous avons hérité des romains[15]. La notion de « peuple » est donc principalement politique, et cela s’étend naturellement à la culture qui découle des institutions, et non ethnique[16]. Il faut donc comprendre ce qui constitue un « peuple ». Quand nous parlons d’un « peuple » nous ne parlons pas d’une communauté ethnique ou religieuse, mais de cette communauté politique d’individus rassemblés qui prend son avenir en mains[17], du moins aux origines de la République.
Cette liberté politique passe alors par la liberté de l’ensemble territorial sur lequel ce peuple vit et de son gouvernement. On ne peut penser de « Peuple » sans penser, dans le même mouvement, la « Nation ». Cette dernière s’est ainsi substituée à la « Cité » des anciens. Une citation de Cicéron est ici éclairante: « tout peuple qui sur tel rassemblement d’une multitude (…) toute cité qui est l’organisation du peuple ; toute res publica qui est comme je l’ai dit la chose du peuple, doit être dirigée par un conseil pour pouvoir durer»[18]. Ce qui est ici important est la manière dont Cicéron hiérarchise le passage de la « multitude » au peuple, par l’existence d’intérêts communs, puis présente la Cité, qu’il conçoit comme un ensemble d’institutions et non comme un lieu d’habitation, la Cité n’est pas l’oppidum, comme cadre organisateur de ce « peuple ». La notion de souveraineté est donc primordiale, mais aussi centrale, à l’existence de la res publica. Cette « chose publique », si décisive quant aux représentations politiques des romains, ne peut se constituer qu’à travers l’égalité juridique des citoyens qui leur assure (ou doit leur assurer) un droit égal à la participation politique, aux choix dans la vie de la « Cité »[19].
Cela, le Président Emmanuel Macron ne semble pas l’avoir compris. Il s’obstine, en effet, à parler de « souveraineté européenne »[20]. Mais où est le peuple européen ? Où est la culture politique commune, fruit de l’accumulation de centaines d’années de luttes, de compromis, d’institutions ? La souveraineté implique un « peuple », il faut le rappeler, et il n’y a pas de peuple européen, comme cela avait été dit par la cour constitutionnelle de Karlsruhe. L’arrêt du 30 juin 2009 stipule en effet qu’en raison des limites du processus démocratique en Europe, seuls les États-nations sont dépositaires de la légitimité démocratique[21]. Dire qu’ils en sont dépositaire n’est nullement contradictoire avec la souveraineté populaire. Ainsi, à Rome, l’Empereur était dit être délégataire de la souveraineté populaire, mais il ne l’avait ni pas abolie ni remplacée[22]. On présente souvent les empereurs romains comme des souverains tout puissants. C’est oublier un peu vite d’où leur vient la souveraineté. Dans la loi d’investiture de l’empereur Vespasien (69-79 de notre ère), la Lex de imperio Vespasiani, la ratification des actes de l’empereur accompli avant son investiture formelle était dite « comme si tout avait été accompli au nom du peuple » [23]. On perçoit que l’origine de la souveraineté réside dans le peuple, même si ce dernier en a délégué l’exercice à l’empereur. Le concept de la « souveraineté populaire », que certains tiennent pour « inventé » par la Révolution française, existait donc à Rome, et se traduisait par un contrôle populaire sur les magistrats[24]. Il y avait donc bel et bien un discours établissant la primauté du « peuple », comme dans les cas où c’était le « peuple » qui décidait qu’un homme pouvait être élu à des fonctions plus hautes que celles qu’ils briguait.
Alors, la liberté du « Peuple » dans le cadre de la « Nation » s’appelle justement la souveraineté. La Nation est ainsi le cadre dans lequel s’organise ce corps politique qu’est le peuple. Cette souveraineté est la possibilité de décider. C’est pourquoi la souveraineté est essentielle à l’existence de la démocratie ; elle est sa condition nécessaire même si elle n’est pas suffisante. La souveraineté est une et elle ne se divise pas, mais ses usages sont multiples. Parler de souveraineté « de gauche » ou « de droite » n’a donc pas de sens. Il y eu, bien entendu, des nations souveraines où le peuple n’était pas libre. Mais jamais on ne vit de peuple libre dans une nation asservie. La formation de l’Etat comme principe indépendant de la propriété du Prince se fit dans un double mouvement de formation de la Nation, comme entité politique, et du Peuple comme acteur collectif. Les formes prises par cette constitution peuvent varier, en fonction de facteurs historiques et culturels, mais ils répondent aux mêmes invariants. C’est celle du double mouvement de constitution et de la Nation et du Peuple. Et c’est pourquoi la souveraineté est aujourd’hui un concept fondamental et décisif dans les combats politiques de l’heure. Défendre la souveraineté d’un pays, hier la Grèce et aujourd’hui l’Italie, est donc aujourd’hui pour qui défend la démocratie et les liberté, un impératif absolu

Un « moment souverainiste » ?

Nous vivons depuis maintenant plus de trois ans un « moment souverainiste ». Ce mot, qui fut hier maudit, est aujourd’hui sur toutes les lèvres, y compris de ceux qui ne comprennent pas ce qu’il implique comme le Président Emmanuel Macron. Ce « moment souverainiste » s’inscrit dans le grand retour des nations à la suite de l’échec des États-Unis à construire une hégémonie durable comme je le constatais en 2008[25]. Ce mouvement prend néanmoins un sens particulier en Europe. Il en est ainsi parce que les institutions de l’Union européenne, que l’on confond trop souvent hélas avec le concept d’Europe, ont progressivement violé et la démocratie et la souveraineté.
Voilà plus de dix ans maintenant, en 2005 exactement, les peuples français et des Pays-Bas rejetaient par leurs votes le projet de traité constitutionnel élaboré à grand frais par les élites politiques. Ils ne rejetaient pas ce projet pour des raisons conjoncturelles, loin de là. Ce rejet était celui d’un projet ; il traduisait un mouvement de fond[26]. Dès lors, et pas à pas, on a empiété sur les libertés politiques des peuples et cela jusqu’au scandale inouïe que représenta l’affrontement entre un gouvernement démocratiquement élu, celui de la Grèce, et les institutions européennes. Il nous faut nous remémorer ce que fut ce scandale. Ce ne fut plus un simple vote que l’on a violé alors, car la position du peuple grec exprimée le 25 janvier, élection qui porta SYRIZA au pouvoir, fut renforcée par le résultat du référendum du 5 juillet donnant au « non » au mémorandum près de 62% des voix.
Ce qui fut violé, avec l’impudence cynique d’un Jean-Claude Juncker ou d’un Dijsselbloem, ce fut en vérité la souveraineté d’un pays. Pourtant, quand on avait vu après l’élection du 25 janvier 2015 en Grèce le parti de la gauche radicale SYRIZA choisir de s’allier avec un parti de droite certes, mais souverainiste, et non avec le centre-gauche (To Potami) voire avec les socialistes du PASOK, on avait pu penser que cette question de la souveraineté avait bien été pleinement intégrée par la direction de SYRIZA. Le déroulement de la crise a montré qu’au sein même de ce parti il y avait des divergences importantes, et une manque important de clarification. C’est l’existence de ces divergences qui permis aux institutions européennes de trouver le levier où elles devaient appuyer pour contraindre Alexis Tsipras, le premier ministre, à se renier[27]. Il y a là une leçon que tous ceux qui veulent vivre libre doivent apprendre par cœur et qui hante encore aujourd’hui les esprits de ceux qui aspirent à retrouver cette souveraineté.
Rappelons alors ici cette citation de Monsieur Jean-Claude Juncker, le successeur de l’ineffable Barroso, à la tête de la commission européenne : « Il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens ». Cette révélatrice déclaration date de l’élection grecque du 25 janvier 2015, qui justement vit la victoire de SYRIZA. En quelques mots, tout est dit. C’est l’affirmation tranquille et satisfaite de la supériorité d’institutions non élues sur le vote des électeurs, de la supériorité du principe technocratique sur le principe démocratique. Ils reprennent, en le sachant ou non, le discours de l’Union soviétique par rapport aux pays de l’Est en 1968 lors de l’intervention du Pacte de Varsovie à Prague en 1968 : c’est la fameuse théorie de la souveraineté limitée. Ils affectent de considérer les pays membres de l’Union européenne comme des colonies, ou plus précisément des « dominion », dont la souveraineté était soumise à celle de la métropole (la Grande-Bretagne). Sauf qu’en l’occurrence, il n’y a pas de métropole. L’Union européenne serait donc un système colonial sans métropole. Cela implique donc de penser que la souveraineté est, de tous les biens, le plus précieux, et d’en tirer les conséquences qui logiquement s’imposent. Certains l’on fait, comme Stefano Fassina en Italie[28]. Il faudra en tirer les conséquences, et toutes les conséquences[29].

La souveraineté ne suffit pas

Mais, la souveraineté ne suffit pas. Car, se dire un peuple souverain c’est immédiatement poser la question de ce qu’il convient de faire et des décisions à prendre. La souveraineté ne vaut que par son exercice[30]. Elle ne peut donc remplacer le débat politique naturel sur les choix à faire, sur les conditions mêmes de ces décisions. Et l’on voit bien que sur ce point les controverses seront âpres et nombreuses. Et il est logique qu’elles le soient. Les institutions dans lesquelles nous vivons, institutions ont d’ailleurs changé maintes fois, sont le produit de ces conflits, parfois mis en veilleuse mais jamais éteints[31].
La démocratie implique le conflit, elle implique la lutte politique, et elle implique, après le moment de lutte et de confit, le compromis, lui même créateur d’institutions[32]. Pour que ces conflits se déroulent, pour que les opinions s’affrontent, et pour que l’on puisse faire émerger un compromis temporaire, il faut être libre de la faire. Libre, bien entendu, au sens de la liberté d’expression et de manifestation. Mais, plus fondamentalement, il ne faut pas qu’existent des bornes à l’expression et au déroulement du conflit politique. Toute tentative de borner au préalable le conflit politique, de lui assigner un déroulement prévu à l’avance tout comme on voudrait canaliser un cours d’eau, aboutit, à la fin des fin, à borner les choix et à tuer la démocratie[33]. Et c’est bien le problème qui est posé par les règles européennes concernant le déficit budgétaire et autre. Oui, la démocratie est fragile comme l’a dit récemment Pierre Moscovici[34]. Mais pas dans le sens qu’il croit. Car, la démocratie ne se réduit pas au débat, aussi important qu’il puisse être. La démocratie implique que des décisions soient prises, et que ces dernières ne puissent être bornées au préalable. C’est cela qui implique l’existence préalable de la souveraineté. C’est pourquoi elle est un principe nécessaire même s’il n’est pas suffisant. Être souverain, il convient de le rappeler, c’est avoir la capacité de décider ; Carl Schmitt l’a exprimée à de multiples reprises dans son œuvre. C’est pourquoi, sur cette question de la souveraineté il ne faut pas hésiter à se confronter, et pour cela à lire, à Carl Schmitt[35].
Cette question du rapport de la décision aux règles et aux normes est bien constitutive du débat sur la souveraineté. Dire que nous vivons aujourd’hui un moment souverainiste revient à dire que le système de règles et de normes qui ont été établies par le passé, est désormais considéré comme un carcan insupportable. Il en fut ainsi dans un autre débat célèbre, celui qui aux Etats-Unis opposa les tenants de l’esclavage aux abolitionnistes. Les tenants de « l’institution particulière » argumentèrent que des règles avaient été décidées et qu’elles contraignaient la décision politique. On alla même jusqu’à invoquer le principe de propriété pour défendre l’indéfendable. Mais, cela ne fit qu’aiguiser le débat, le rendre encore plus irréconciliable. Vouloir imposer ce qu’un auteur américain a appelé avec une grande justesse des « règles-baillons » (ou « gag-rules »), règles dont l’utilité peut se comprendre en raison des limites cognitives de chaque individu, n’a aboutit en fait qu’à la guerre civile[36]. Les règles et les normes sont nécessaires, bien entendu, et ne serait-ce que parce que nous ne pouvons au même instant discuter de tout. La notion de saturation des capacités cognitives des individus doit être bien comprise si l’on ne veut tenir sur la démocratie un discours naïf[37]. Cependant, cette même notion implique que l’on ne peut ni ne doit éterniser ces normes et ces règles et que l’on peut les remettre en questions.

Le légal et le légitime

Cette remise en question pose, alors, la question de la distinction entre légalité et légitimité. Il faut comprendre que toute règle ne vaut pas seulement par les conditions de stabilité qu’elle permet mais qu’elle vaut aussi par les conditions dans lesquelles elle a été édictée. Au-delà, la règle ne vaut que parce qu’elle peut être contestée. Cela impose de distinguer la légalité, autrement dit les conditions dans lesquelles cette règle est respectée, de la légitimitéautrement dit les conditions dans lesquelles a été édictée et par qui. Qu’est-ce qui incite des individus à se plier à des règles et à respecter des normes ? Ce n’est jamais la fonctionnalité de ces règles et de ces normes, quand bien même elle est évidente. Le respect des règles implique une instance de force qui rende la rupture avec cette même règle coûteuse[38], que ce soit sur un plan monétaire, matériel ou même symbolique. Le respect des règles nécessite donc une autorité, c’est-à-dire la combinaison d’un pouvoir de punir et de sanctionner, et d’une légitimité à le faire. Or, poser la question de la légitimité renvoie immédiatement à la question de la souveraineté car, sans souveraineté il n’y a pas et il ne peut y avoir de légitimité.
Cependant, l’obsession pour le respect des règles, une obsession que l’on voit à l’œuvre dans le discours de la Commission européenne aujourd’hui, renvoie alors à deux logiques, distinctes mais convergentes. La première s’appuie sur la substitution de la technique au politique. Ce thème est ancien. Carl Schmitt, encore lui, mais aussi Max Weber, ont écrit des pages admirables sur ce sujet. Mais, ce que l’on appelle un « discours technique » ne l’est souvent qu’en apparence. Ce discours est en général empaqueté dans les langes d’une technicité réelle, en économie ce que l’on appelle l’économétrie[39], mais dont l’objet réel est de masquer la volonté profondément politique de ce dit discours[40], sous les atours de méthodes mathématiques complexes[41].
Ce que ces économistes présentent comme des considérations techniques, et qui ne sont bien souvent qu’une pale imitation de la physique du XIXème siècle[42], en particulier des considérations d’ordre monétaire, sont en réalité des tentatives pour borner les formes de gouvernance humaines. Ce discours de certains économistes, et l‘on vise ici en particulier ceux que l’on appelle les « néoclassiques » est fondamentalement politique. Mais, il ne se donne que très rarement comme tel. Or, ce discours vise à faire disparaître le principe de souveraineté, ce qui apparaît clairement avec Robert Lucas[43]. Cet auteur est allé jusqu’à affirmer que l’économie cessait d’exister dès qu’apparaissait l’incertitude[44], ce qui est un aveu de la prétention probabiliste d’une certaine économie.
Il est fondamentalement hostile à tout ce qui peut représenter l’irruption du politique, mais cette hostilité provient de motifs qui sont – eux – fondamentalement politiques. On le voit de manière claire dans les réflexions tardives de Hayek[45]. Le philosophe italien Diego Fusaro le dit à propos de l’Euro[46]. Ce n’est pas une monnaie mais une forme de gouvernance, ou plus exactement de pression sur les gouvernements pour en obtenir une conformité politique. On ne peut être que d’accord avec lui. Mais, cette pression est d’autant plus redoutable qu’elle s’avance masquée sous la prétention d’une soi-disant rationalité économique.
Mais, l’obsession pour les règles recouvre aussi une autre pathologie. Les études de cas proposées dans l’ouvrage de David Dyzenhaus, The Constitution of Law, aboutissent, au bout du compte, à mettre en évidence une critique du positivisme. Cette dernière est fondamentale. Elle permet de comprendre comment l’obsession pour la rule by law (soit la légalité formelle) et la fidélité au texte tourne bien souvent à l’avantage des politiques gouvernementales, voire supra-gouvernementales. À plusieurs reprises, cet auteur évoque ses propres analyses des perversions du système légal de l’Apartheid[47] en rappelant que cette jurisprudence avilissante tenait moins aux convictions racistes des juges sud-africains qu’à leur « positivisme»[48]. Dans son principe, ce positivisme représente une tentative pour dépasser le dualisme schmittien de la norme et de l’exception. Mais on voit bien que c’est une tentative insuffisante et superficielle. Elle arrête à mi-parcours et aboutit, en ce sens, à des résultats qui sont bien pire que les positions ouvertement schmittiennes (comme celles de Carl J. Friedrich[49]). En tant que via del mezzo, le positivisme échoue car il ne prend pas l’exception assez au sérieux. Il persiste à concevoir les détentions et les dérogations comme des actes parfaitement « légaux », concrétisant des normes plus générales et tirant d’elles leur autorisation. On peut donc, à la suite de David Dyzenhaus considérer que le pouvoir d’exception réside dans le pouvoir dont disposent tous les citoyens, et au premier chef le gouvernement, pour prendre des mesures permettant un retour le plus rapide possible à la normale. Tout diffus qu’il soit, ce pouvoir n’échappe pas à la rule of law, car une fois éteint le signal d’alarme, les autorités et les individus devront être en mesure de prouver qu’ils ont agi suivant la stricte nécessité.


Le thème de la souveraineté irrigue donc en profondeur le débat qui aujourd’hui oppose le gouvernement italien à la Commission européenne. Ce débat n’est pas un débat sur quelques chiffres, sur des pourcentages. Il est un débat fondamental pour déterminer dans quelle société nous voulons vivre.
Le thème de la souveraineté débouche logiquement sur la question de la démocratie, mais aussi sur la relation qui peut exister entre la légalité et la légitimité. En cela, il est absolument fondamental pour le futur de nos sociétés.
Notes:
[1] Voir, Italy’s Draft Budgetary Plan 2019, publié le lundi 15 octobre sur le site officiel www.mef.gov.it
[3] Voir le récent article A. Mody, l’ancien vice-directeur du service des recherches du FMI. https://www.bloomberg.com/opinion/articles/2018-10-26/italy-s-budget-isn-t-as-crazy-as-it-seems
[5] Jean-Jacques Mevel in Le Figaro, le 29 janvier 2015, Jean-Claude Juncker : « la Grèce doit respecter l’Europe ». http://www.lefigaro.fr/international/2015/01/28/01003-20150128ARTFIG00490-jean-claude-juncker-la-grece-doit-respecter-l-europe.php Ses déclarations sont largement reprises dans l’hebdomadaire Politis, consultable en ligne : http://www.politis.fr/Juncker-dit-non-a-la-Grece-et,29890.html
[6] Evans-Pritchards A., « European ‘alliance of national liberation fronts’ emerges to avenge Greek defeat », The Telegraph, 29 juillet 2015, http://www.telegraph.co.uk/finance/economics/11768134/European-allince-of-national-liberation-fronts-emerges-to-avenge-Greek-defeat.html
[7] Moatti C., Res publica – Histoire romaine de la chose publique, Paris, Fayard, coll. Ouvertures, 2018.
[8] Jefferson T., “Notes on the State of Virginia”, in, Writtings – edited by M. Peterson, Library of America, New York, 1984.
[9] Schmitt C., Légalité, Légitimité, traduit de l’allemand par W. Gueydan de Roussel, Librairie générale de Droit et Jurisprudence, Paris, 1936; édition allemande, 1932.
[10] Schmitt C., Légalité, Légitimité, Op.cit.
[11] Schmitt C., Théologie politique, Paris, Gallimard, 1988, p. 16.
[12] Dont le représentant le plus éminent fut Hans Kelsen, Kelsen H., Théorie générale des normes, Paris, PUF, 1996.
[13] Dyzenhaus D, Hard Cases in Wicked Legal Systems. South African Law in the Perspective of Legal Philosophy, Oxford, Clarendon Press, 1991.
[14] Bellamy R., « Dirty Hands and Clean Gloves: Liberal Ideals and Real Politics », European Journal of Political Thought, Vol. 9, No. 4, pp. 412–430, 2010,
[15] Moatti C., Res Publica, op.cit., p. 35
[16] Ce que je soulignais dans Souveraineté, Démocratie, Laïcité, Paris, Michalon, 2016.
[17] Et l’on avoue ici plus qu’une influence de Lukacs G., Histoire et conscience de classe. Essais de dialectique marxiste. Paris, Les Éditions de Minuit, 1960, 383 pages. Collection « Arguments »
[18] Cicéron De la République [De re publica], T-1, Trad. Esther Breguet, Paris, Les Belles Lettres, 1980, I.26.41.
[19] Pani M., La politica in Roma antica – Cultura et praxi, Rome, Feltrinelli, 1997.
[21] Voir H. Haenel, « Rapport d’information », n° 119, Sénat, session ordinaire 2009-2010, Paris, 2009.
[22] Moatti C., Res Publica, op.cit., p. 254.
[23] Voir Bretone M., Histoire du droit romain, Paris, Editions Delga, 2016, p. 215.
[24] Wiseman T.P., « The Two-Headed State. How Romans explained civil wars » in Breed B.W., Damon C. et Rossi A. (ed), Citizens of Discord : Rome and its civil wars, Oxford-New York, Oxford University Press, 2010, p. 25-44
[25] Sapir J., Le Nouveau XXIè Siècle, le Seuil, Paris, 2008.
[26] Sapir J., La fin de l’eurolibéralisme, Paris, Le Seuil, 2006.
[27] Sapir J., « Capitulation », note postée sur le carnet RussEurope, le 13 juillet 2015, http://russeurope.hypotheses.org/?p=4102
[28] Voir « Le texte de Fassina », note postée sur le carnet Russeurope le 24 août 2015, http://russeurope.hypotheses.org/4235
[29] Sapir J., « Sur la logique des Fronts », note postée sur le carnet RussEurope, le 23 août 2015, http://russeurope.hypotheses.org/4232
[30] Schmitt C., Théologie politique, Paris, Gallimard, 1988.
[31] Voire la présentation écrite par Pierre Rosenvallon à François Guizot, Histoire de la civilisation en Europe, rééd. du texte de 1828, Paris, Hachette, coll. « Pluriel », 1985.
[32] A. Bentley, The Process of Government (1908), Evanston, Principia Press,1949.
[33] Elster J. et R. Slagstad, Constitutionalism and Democracy, Cambridge University Press, Cambridge, 1993
[35] Balakrishnan G., The Ennemy: An intellectual portait of Carl Schmitt, Verso, 2002. Voir aussi Kervégan J-F, Que Faire de Carl Schmitt, Paris, Gallimard, coll. Tel Quel, 2011.
[36] Holmes S., “Gag-Rules or the politics of omission”, in J. Elster & R. Slagstad, Constitutionalism and Democracy, op.cit., pp. 19-58.
[37] Sapir J., Quelle économie pour le XXIè siècle?, Odile Jacob, Paris, 2005
[38] Spinoza B., Traité Theologico-Politique, traduction de P-F. Moreau et F. Lagrée, PUF, Paris, coll. Epithémée, 1999, XVI, 7.
[39] Haavelmo T., The Probability Approach in Economics », Econometrica, 12, 1944, pp.1-118.
[40] Myrdal G., The political element in the Development of Economic Theory, Harvard University Press, Cambridge, Mass., 1954
[41] Guerrien B., L’illusion économique, Omniprésence, 2007.
[42] Mirowski P., More heat than light, Cambridge University Press, Cambridge, 1990
[43] Lucas R.E. Jr., « Expectations and the neutrality of money », Journal of Economic Theory, vol. 4, 1972, p 103-124.
[44] Lucas R.E. Jr., Studies in Business-Cycle Theory, Cambridge, MIT Press, 1981, p.224.
[45] Bellamy R., (1994). ‘Dethroning Politics’: Liberalism, Constitutionalism and Democracy in the Thought of F. A. Hayek. British Journal of Political Science, 24, pp 419-441.
[46] Fusaro D., Il Futuro è nostro. Filosofia dell’azione, Bompiani, Milano 2014.
[47] Dyzenhaus D, Hard Cases in Wicked Legal Systems. South African Law in the Perspective of Legal Philosophy, op. cit.
[48] Dyze Dyzenhaus D., The Constitution of Law. Legality In a Time of Emergency, Cambridge University Press, Londres-New York, 2006, p. 22.
[49] Friedrich C.J., Man and His Government: An Empirical Theory of Politics, New York, McGraw-Hill, 1963

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